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1870
LES CAUSES POLITIQUES
DU DÉSASTRE
DU MÊ\fP; AUTEUR
Lr Salut plbiJc. Un vol. in- 18 Jésus, broché. S 50
La Raison d'Etat. Un vol. in-l8 Jésus, broché. 5 50
Lbs Raisons du Nationalismb. Un vol. in-18
Jésus, broché 3 60
Lb Systèsir politique d'Augustb Comtb. Un vol.
ia-l8 Jésus, broché 3 50
LrS CoNSéeRATIONS POSITIVISTES DB LA VIE HUMAINE.
Un vol. in-18 jésus, broché 3 50
Lb néALiSMB db Bonald. Un vol. in-I6 double
couronne, broché 3 50
L'CEuvBB db FRéoBRiG Ls Play. Uu vol. in-16
double -couronne, broché 3 50
Dii l'.A.nabciii8 A LA MoNARCiiiB, brochure . . 0 i5
La Noblesse, suivie d* extraits de Blanc de
Saint-Bonnet sur le même sujets brochure . 0 15
Le Contrat social db J.-J. Rousseau, ou les
Fondements philosophiques de la démocra-
tie, brochure 0 15
La politique db l'Action Française, réponse k
MM. Lugan et J. Pierre, brochure, en colla"
koration avec M. Lucien Moreau .... 0 40
L'Action française. Ses origines et sa doctrine ^
brochure 0 20
Notes sur la Roumanie. Un vol. in-16 double-
couronne, broché, avec 16 photo-irr.iviires
hort lexle - >
LÉON DE MONTESQUIOU
1870
LES CAUSES POLITIQUES
DU DÉSASTRE
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
11, RUE DE MÉDICIS — PARIS _ (7 ^
MCMXV
i^'^^î^r
Toui drolU dt reproduction, de traducUon cl d.adâpUtion réaerré»
pour tous paya.
SUR LA TOMBE DE MONTESQUIOD
Feuillets écrits pour servir
de préface à la deuxième
édition de « 1870 », mise
sous presse au moment où
l'auteur du livre combattait
et tombait en Champagne.
V
COMTE LÉON DE MONTESQUIOU-FESENZAC
1873-1915
ENGAGÉ EN 1914 POUR LA DUREE DE LA GUERRE
LIEUTENANT
AU 2* RÉGIMENT DE LA LÉGION ÉTRANGÈRE
TOMBÉ AU CHAMP d'hONNEUR
LE 25 SEPTEMBRE 1915
DEVANT SOUAIN EN CHAMPAGNE
SUR LA TOMBE DE MONTESQUIOU
iSlO. Montesquieu en avait dégagé la leçon
politique. Il l'a donnée dans ce livre bref et
puissant. Montesquiou voyait les événements
proches : il appelait les Français à se prémunir
contre les causes de leur faiblesse passée. Peu
de mois avant la guerre, il offrait ces feuillets
aux patriotes. On les lut passionnément, surtout
pendant cette longue période qui va des batailles
de Flandre à la préparation de l'offensive en
Champagne. En juin, il ne reste plus un exem-
plaire rue de Médicis.
Réimprimez, demande Montesquiou à ses
amis. L'armée a retrouvé sa force, malgré les
fautes politiques qui l'avaient affaiblie avant la
guerre. Mais l'État demeure dans la même fai-
blesse. Si les huit cents têtes qui le composent
(ou qui se le disputent) se sont courbées pendant
— 5 —
SUR LA TOMBE
quelques mois sous la dictature du patriotisme,
les voici qui s'échauffent de nouveau et qui
reproduisent l'agitation criminelle de 1869 et
de 1905. Montesquiou se prépare à l'offensive
contre l'Allemand armé. Il demande que sa
pensée agisse à l'intérieur contre ces agités,
serviteurs inconscients ou conscients du Roi de
Prusse, qui rongent les ailes de la Victoire au
moment qu'elle va s'élancer.
Le livre fut remis sous presse dans le temps
même où se déclanchait l'action de Champagne.
Cette nouvelle édition d'une grande leçon,
nous ne pouvons aujourd'hui que la déposer sur
le tombeau de Montesquiou. L'ami, le maître,
le chef, est tombé glorieusement aux combats
de Champagne. C'est la gloire de tous ceux
qui l'ont aimé et suivi. Mais quelle affreuse tris-
tesse leur apporte cette gloire! Montesquiou
meurt pour la France. Mais combien Tcùt-il
plus servie s'il avait vécu? Ce grand soldat,
c'était une intelligence merveilleusement équi-
librée, c'était aussi une volonté fortement trem-
pée, au service d'une conscience extraordinaire-
ment avertie des destinées françaises.
Chacun sait que Montesquiou ne peut donner
— 6 —
DE MONTESQUIOU
sa mesure dans cette attitude d'opposant où se
trouvent obligés les meilleurs des patriotes dans
la démocratie. La France retrouvant ses desti-
nées, ses traditions, ses Princes, Montesquiou
devait devenir un de ses plus grands serviteurs.
Ceux qui l'ont vu dans quelques circonstances
où ces grands services étaient esquissés ont
pressenti la puissance qu'auraient eue sa pensée
et sa volonté dans les conseils de l'Europe.
Combien, au cours de cette guerre, ont pensé à
la direction décisive qu'il aurait donnée aux
conversations balkaniques et danubiennes?
Prestige du nom et des alliances? Les malheu-
reux qui s'insurgent contre ce prestige ne com-
prennent pas qu'il exprime le plus clair des
phénomènes sociaux. Exception faite pour les
déchéances individuelles, ce prestige, que repré-
sente-t-il, sinon des aptitudes héréditaires? A
cette hérédité de choix, Montesquiou ajoute les
plus hautes qualités personnelles.
Sa pensée est une des plus fermes et des plus
hautes de notre temps. Devant sa tombe, nous
sommes éblouis par le geste du soldat. Certains
sépareront cette mort glorieuse de la vie réflé-
chie de Montesquiou. Mais sa vie et sa mort sont
8L/ i( i'A io.iiitc
inséparables! L'une et l'autre sont commandées
par la même pensée. Lisez donc le litre imprimé
sur l'un de ses premiers livres : le Salut public.
Ces mots, ne pensez-vous pas qu'ils peuvent être
gravés sur la pierre tombale de Souain?
Oui, Montesquiou, c'est une âme, une pensée,
une volonté vouées au Salut public. Une belle
unité ordonne sa vie et sa mort. II est né pour
servir le pays. Sa vie comportera quelques fortes
amitiés, de fidèles affections, et une passion cen-
trale, la France. Mais cette passion, Montes-
quiou l'a voulue lucide, connaissant exactement
ses raisons et ses moyens d'agir.
Servir, oui. Selon quelles lois? (et pour lui la
question se pose^ sous quels princes?
Ce statut de l'Action française : chercher la
vérité politique et les bases de l'ordre hors des
sentiments privés, des préjugés, des préférences
personnelles, c'est bien celui de Montesquiou.
Ouvrez ses livres, le Salut public, les Raisons du
Nationalisme j et ses études magistrales sur Comte
et Le Play, vous verrez une intelligence qui refuse
d'être serve des habitudes de la vie ou môme de
la pensée, et qui ne veut prendre de décisions
que selon les lois de la raison. L'intelligence ne
cherche pas à dire éloquemment ce qui platl à
DE MONTESQUIOU
l'homme et au gentilhomme, elle cherche la
vérité.
Lorsque Maurras lui présente l'aboutissement
de cette recherche, si Montesquiou résiste
d'abord, c'est pour redécouvrir, avant de l'ac-
cepter, cette conclusion. Plus que d'autres peut-
être, il sera en défiance devant des conclusions
pour lesquelles il se découvrira des préférences
oubliées. Conclure à la monarchie, avec Maurras?
Ce ne sera pas sans un examen rigoureux, total.
Montesquiou fut maître dans l'art de penser
purement, dans l'art de dégager, si l'on peut
dire, la pensée de la chair, et de communiquer
avec l'intelligence d'autrui en dehors des arti-
fices littéraires. Ses livres ont la sévérité,
presque la sécheresse, des livres de science.
Montesquiou enseigne, démontre et conclut.
Mais dans la force de la démonstration, de
l'enseignement, dans le martèlement des mots,
lorsqu'il parle, on sent l'ardente passion qui le
soulève. Il ne m'appartient pas de parler de
l'œuvre de Montesquiou. Je ne veux penser
qu'aux moteurs qui l'animent comme ils animent
sa vie. Je veux me rappeler l'homme qui aboutit
au sublime pendant la bataille de Champagne.
Cette intelligence, cet amour de la France,
— 9 —
SUR LA TOMBE
cette volonté, qui, dans Tordinaire de la vie,
apparaissent successivement, soudain, dans ces
circonstances où la mort entoure Thomme de
toutes parts, vous les voyez s'unir étroitement
pour réaliser l'héroïsme parfait.
Montesquiou était une des plus belles, des
plus fortes volontés que nous ayons connues.
Son but défini, ses moyens déterminés, sa déci-
sion prise, il avance, avec un mépris total de
l'obstacle. Il était de ces hommes qui imposent
la confiance, parce que l'on sait qu'ils triomphe-
ront de tout, car leur regard et leur geste disent
que rien, rien ne les arrêtera.
Ceux que commandait Montesquiou étaient
pleins de cette confiance, par laquelle ils parti-
cipaient à la volonté de leur chef. La mort de
Montesquiou, ce grand sacrifice si librement
décidé, quelle image où sont gravées les qua-
lités maîtresses de l'homme et du soldat!
A la veille de l'action, il est prêt. Il repasse
sa vie, il se prépare à la mort, dans une longue
« oraison mentale », comme a dit Maurras, où
son ordonnance le trouve absorbé, pendant la
veillée des armes.
Puis c'est l'assaut, la vague irrésistible, et
soudain apparaît cette espèce de roc où la vague
- iO —
DE MONTESQUIOU
va se briser si elle ne le renverse. Je demande
aux amis de Montesquiou de concentrer ici leur
méditation : qu'ils connaissent toute la force
d'âme qui va se manifester. Cet obstacle est un
des plus terribles de la guerre : un abri de mitrail-
leuses, dissimulé, construit pour prendre de flanc
l'assaillant qui a pénétré dans les lignes. Com-
bien de braves se sont arrêtés devant ce barrage
qui distribue la mort avec une précision mathé-
matique ! Je vous supplie de voir là Montes-
quiou dans toute la grandeur de son sacrifice.
C'est l'instant de l'arrêt, où le chef hésite à
lancer sa compagnie à la mort, où la troupe
hésite à afi*ronter cette mort certaine. Ce court
instant est pour Montesquiou non l'hésitation,
mais la suprême méditation, le calcul, la déci-
sion. Pourrai-je vous le dire? Dans cette terrible
mêlée, j'imagine Montesquiou, calme, lucide,
résolu ; je lis sur son visage ses pensées : Il faut
passer; attirer le feu de l'ennemi sur moi-même,
et Ton passera. C'est la mort. Je le veux. Il faut
passer. En avant. — Il demande des volontaires.
Quelques-uns répondent. Il s'élance à leur tête.
Il tombe. Alors, d'un seul coup, sa passion, sa
volonté s'imposent à sa troupe. Chacun a com-
pris le sacrifice de Montesquiou : il ne sera pas
— 11 —
SUR LA TOMBK DE MONTESgUlOU
vain. Un bond formidable, une ruée qui sur-
monte tout : la mitrailleuse est prise, officier
et servants tués sur place. La compagnie Mon-
tesquiou a dépassé Tobstacle.
Ainsi meurt Montesquiou. Pour que sa pensée,
son action soient continuées. Tout le temps que
durera la lutte contre l'ennemi. Il est tombé pour
que cent hommes bondissent par-dessus son
corps. Le maître, l'ami que nous pleurons, c'est
un chef dont la mort décuple la puissance.
Soulevez la couronne de fer qu'a fait placer
sur sa tombe la Ligue dont il était le chef : Ici
repose.... îl faut lire sous l'inscription ritnelîf* :
Ici commande Montesquiou : Il faut passer.
En campa j*n» F< , i.rni.r» *oi5
AVANT- PROPOS
Les pages qui suivent n'ont pas besoin de
commentaire, La leçon d'histoire qu'elles ren-
ferment est assez éloquente par elle-même.
Elle confirme la maxime : Politique d'abord.
Pourquoi n étions-nous pas prêts au moment
de la guerre de 1870 ? Politique. Pourquoi
la Prusse nous a-t-elle dominés ? Politique.
En France^ le régime existant alors était un
régime demandant son appui^ je dirai plus,
sa direction à l'opinion . Dans les années qui
précèdent 1870, V Empire se prépare, il est
vrai, à la guerre. Mais à quelle guerre P A la
guerre des partis, à la bataille électorale.
C'est à vaincre sur ce terrain, à se faire plé-
bisciter, que le gouvernement donne tout son
soin. Il se soumet donc aux lois de cette lutte.
AVANT- PROPOS
T entends qu'au lieu de diriger V opinion, el
dépasser outre si l'opinion se trompe et per-
siste dans son erreur, le gouvernement s'aban-
donne à celte opinion, s'incline devant elle.
Pour gagner des électeurs il renonce à exi-
ger les sacrifices nécessaires au salut du pays.
Bref la France jouit d'un régime dit démo-
cratique.
Pendant ce temps le gouvernement en
Prusse est une monarchie héréditaire. // en
résulte que celui qui gouverne n'est pas à la
remorque des gouvernés, mais à leur tête. On
verra que cela seul a permis le triomphe de
la Prusse.
i
1870
LES CAUSES POLITIQUES
DU DÉSASTRE
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LEb JAURÈS D'AUTREFOIS
Les luttes parlementaires de 1913 autour
de la loi de trois ans ont fait reparler dés dé-
bats sur le recrutement de Tarmée de décem-
bre 1867 et janvier 1S68. On a cité une fois
de plus le mot de Jules Favre : Nous ne
voulons pas faire de la France une caserne^
et la réplique du maréchal Niel : Prenez garde
8 1870
d'en faire un cimelière. Réplique que d*ail-
Icurs M. Emile Ollivier conteste. « J*étais pré-
Ben t , — écrit-il dans son Empire libérai^ —
et je n*ai pas entendu ce propos. Je ne Tai
pas non plus retrouvé au Moniteur Universel
et aucun de ceux qui l'ont cité n'a pu m'indi-
qucr où il l'avait pris. » Les paroles du ma-
réchal Niel ne figurent pas, en effet, au
Moniteur Universel. Mais il semble bien
néanmoins qu'elles ont été prononcées. Voici,
en effet, ce que M. Germain Bapst écrit dans
son ouvrage sur le maréchal Canrobert ' :
« C'était le 2 janvier 1868 ", au Corps légis-
1. Le maréchal Canrobert^ tome IV, page 71.
2. Dans le numéro de V Intermédiaire des Chercheurs
et des Curieux du 20 avril 1913, M. Bapst rectifie cette
date et déclare qu'il faut placer l'incident au 12 décembre
1867. C'est aussi cette date que denne le commandant
J. de La Tour dans son livre sur le maréchal Niel.
Mais je ne crois pas que l'incident en question ait pu
M passer ce jour-là. Si l'on se reporte au Moniteur
Universel on voit» en effet, que le maréchal Niel n'est
pas présent à cette séance de la Chambre, et pour
cause, puisqu'il parle à ce moment même au Sénat.
LES JAURÈS d'autrefois 9
latif ; il pouvait être cinq heures du soir ; le
maréchal Niei, à la tribune, défendait Torga-
nisation de la garde mobile ; il était à la fm
de son discours et déclarait que les périodes
d'exercices étaient indispensables.
« Alors, Jules Favre cria de sa place :
« Vous voulez donc faire de la France une
caserne ? »
« Se retournant lentement vers Tinterrup-
teur le maréchal répondit d'une voix basse :
« Et vous, prenez garde d'en faire un cime-
tière... »
« A ces mots, une rumeur se produisit
dans la salle, et plusieurs députés, dont
M. Stéphen Liégeard, vinrent serrer la main
du maréchal Niel, et la séance continua. Dans
la soirée, le chef des rédacteurs demanda au
commandant d'Ornant, aide de camp du mi-
nistre, — actuellement général, — qui corri-
Igeait les épreuves du discours, s'il ne jugeait
pas convenable de supprimer complètement
l'interruption qui produirait une émotion
profonde sur l'opinion. L'aide de camp alla
10 1870
en référer au maréchal, qui ne fit aucune
objection, et c'est ainsi que le commandant
d'Ornant biiïa le fameux mot que les événe-
ments devaient rendre célèbre. »
Quoi qu'il en soit du mot de Favre et de la
réplique du maréchal Niel, ce qui est certain
c'est qu'ils résument parfaitement les obser-
vations présentées par les adversaires et les
défenseurs de la loi en question.
*
Quand on parle de ces débats de 1867, on
a l'habitude de dauber l'opposition. C'est
parfait. L'opposition était composée de cer-
velles folles, on pourra en juger tout à l'heure.
Mais il est une chose essentielle qu'il ne faut
pas oublier : c'est que l'opposition n'a pas
empêché le vote de la loi. La loi telle que le
gouvernement la présentait, — après, il est
vrai, quelques changements exigés par la
commission de la Chambre, mais auxquels
LES JAURÈS d'autrefois 1 1
le ministère avait fini par adhérer, — la loi
fut votée par deux cents députés contre
soixante, et par cent vingt-six sénateurs con-
tre un. Si 1 opposition a prononcé, pendant
les débats des paroles insensées, ce ne sont
donc point ces paroles qui nous ont menés
à la catastrophe. Sedan, c'est l'Empire et
l'Empire seul, voilà ce qu'il ne faut pas
perdre de vue
Mais pour le moment, ce n'est pas de
l'Empire c'est de l'opposition républicaine
qut je veux m'occuper. J'ai lu dans le Mo-
niteur Universel^ ces débats de décembre
1867-janvier 1868. Je savais bien que dans
les aiscours des Jules Simon, Jules Favre,
Emile Ollivier. je trouverais des sottises. Je
ne croyais pas que ces sottises eussent com-
posé un tel monument. C'est plus beau que
ce qu'on peut lire dans VHumanilé. Je dis
que c'est plus beau parce que chez Jaurès et
ses acolytes, on voit la grimace. Ce sont des
industriels de la politique, ou des stipendiés
de l'Étranger, qui font leur métier. Ce ne
I
12 1870
sont pas des naïfs. Tandis que les républi-
cains de 1867, quand ils parlent des milices,
quand ils déclarent qu'il faut désarmer,
quand ils demandent : « Mais qui est-ce qui
nous menace ? » on peut croire qu'ils sont
sincères !
On connaît leur cliché, qui a été repris par
Jaurès. Jules Simon l'a résumé ainsi : « Sup-
primer les armées permanentes. Armer la
nalion entière. » Là-dessus, avec ses amis,
Simon présente un contre-projet où l'armée
suisse est prise comme modèle. Suppression
de l'armée. Constitution d'une milice. Exer-
cice le premier et le troisième dimanches de
chaque mois. Une fois tous les six ans, une
période de manœuvres qui durerait trois
mois : voilà les grandes lignes. Ecoutons
Jules Simon défendre son projet : « // man-
que pourtant quelque chose, — déclare-t-il,
— à notre armée ainsi conçue : c'est Vespril
militaire. Je le reconnais tout le premier.
Cette armée est une armée de citoyens qui
se réunissent pour défendre le pays et pour
LES JAURÈ3 d'autrefois 13
maintenir tordre. Ce nesl à aucun degré
une armée de soldais...
« Quand je dis que F armée que nous vou-
ions faire sérail une armée de ciloijens^ et
qu'elle n'aurait à aucun degré l'esprit mili-
taire, ce n'est pas une concession que je fais,
c*est une déclaration, et une déclaration dont
je suis heureux, car précisément, c'est pour
qu'il n'y ait pas en France d'esprit militaire,
pour qu'il n' g ait pas dans la nation un corps
d'hommes aganl des habitudes, des idées, des
sentiments différents de ceux de la nation en-
tière, pour qu'il ng ait pas une armée qu'on
vuisse, à chaque instant, lancer contre les
pays étrangers et peut-être même, dans des
jours néfastes, contre notre propre pags,
c'est pour qu'on soit, je ne dirai pas dans la
nécessité d'aimer la paix, mais dans V impos-
sibilité de l'enfreindre, c'est pour cela préci-
sément qu'au lieu d'une armée imbue d'esprit
militaire , nous voulons avoir une armée deci-
togens, qui soit invincible chez elle et hors
d'état déporter la guerre au dehors. »
14 1870
Le baron Vast-Vimeux: «// n' g a pas d'ar-
mée sans esprit mililaire ! »
Jules Simon : « Vous me faites rhonneur
de me dire qui! n'ij a pas d'armée sans esprit
militaire. Je comprends parfaitement votre
interruption; je f accepte. S'il ny a pas d'ar-
mée sans esprit militaire, je demande que
nous ayons une armée qui n'en soit pas
une. »
Voici Jules Favre qui vient à la rescousse :
« Quant à moi y déciare-t-il, reprenant ce que
tout à r heure disait mon honorable ami Jules
Simon, je suis convaincu que la nation la plus
puissante est celle qui irait le plus près du
désarmemen!.,, La nation qui désarmerait au-
rait pour elle les sympathies de toutes les
populations qui souffrent de Vexagération
des armements. Soyez-en sârs, nos véritables
alliés, ce sont les idées, c'est la justice, c'est
la sagesse. Voici surtout sur quoi nous devons
avoir les yeux ouverts : n'agissons pas en
vertu de nécessités contingentes qui peuvent
tromper, mais en vertu de principes immua-
LKS JAURES D AUTRE FOIS 1 5
Lies et élernels, que Von peut féconder à son
profit. »
L^excuse — si cela en est une — de telles
insanités, c'est que ceux qui les prononçaient
ne croyaient pas à la guerre. « Je suis de
MX, disait Jules Simon, qui pensent que
f Allemagne, complètement unie, sera moins
redoutable pour nous que la confédération
du Nord soumise à r hégémonie de la Prusse.
Je compte sur les tendances démocratiques
qui ne manqueront pas de se faire jour dans
an parlement vraiment allemand. » « L*^//e-
ma^rzf. — disait de son côté un autre député,
Maurice Richard, — est-ce qu'elle nous me-
nacef En aucune façon, ^i Donc ils necroydiient
pas à la guerre, ou plutôt ils raisonnaient
ainsi • il y aura guerre si nous armons. Pour
avoir la paix, il faut désarmer. C'est ce que
Julos Simon appelait : « placer résolument
Vorganisalion de la paix en face de l'orga-
nisation de la guerre. » Oui, il faut désarmer,
car, ajoutait le même Jules Simon, « vous
n'avez pas d'autre moyen de rassurer l'Eu-
16 1870
rope. » (Très bien, très bien, sur les bancs
à gauche.) Et lorsqu'un des orateurs résu-
mait la pensée de la minorité par cette
déclaration : « Donnons l'exemple du désar-
memenl, toules les nations voisines nous imi-
teronl, — C'est positif )>, s'écriait Garnier-
Pagès.
Il y en a un dont je n'ai pas encore parlé,
car il mérite un paragraphe pour lui tout
seul. C'est Emile Oliivier.
Dans son dixième volume sur V Empire /i-
béral^ Emile Oliivier cite une partie du dis-
cours qu'il prononça dans ces débats de 1867.
A la suite de quoi il fait un mea culpa. 11 re-
connaît qu'il « y a des erreurs dans ce dis-
cours». Mais de quelle taille sont ces erreurs?
11 est difficile au lecteur d'en juger, car ce que
Emile Oliivier donne de son discours, c'est
ce qu'il y a de plus présentable. Je vaisrépa-
LES JAURÈS D'AUTREFOIS 17
rer la lacune et citer ce qu'il passe sous si-
lence.
Emile OUivier, lui, ne s'est pas prononcé,
comme les Jules Simon et les Jules Favre,
pour les milices. Mais il a néanmoins com-
battu la loi qu'on présentait. Et par quels ar-
guments ? On va voir.
« Nous restons, déclarait-il, en face d'une
loi donl le principe est celui-ci : les armées
de la France, que fai toujours, pour mon
compte, trouvées trop nombreuses, sont in-
suffisantes. Leur effectif doit être augmenté
et porté à un chiffre exorbitant. Mais pour-
quoi donc ? Quon nous le dise. Ou est la né-
cessité? Ou est le péril ? Qui nous menace ?
Qui nous inquiète ? Personne. (Interruptions.)
« Non ! personne ne nous menace, nulle
pari, il n'y a un péril. (Rumeurs.)
« Personne ne veut nous provoquer, nous
déclarer la guerre. (Bruit.) »
C'est en armant, c'est en nous montrant
par là belliqueux, que nous marchons infail-
liblement vers la guerre, explique-t-il, puis
Moutcsquiou, 1870. 2
18 1870
il conclut : « Deux seuls moyens existent
pour conjurer celle calamité : de la part du
gouvernement^ un retour sur lui-même^ une
résolution décisive et finslilulion d'un gou-
vernement constitutionnel et libéral à laplace
d'un gouvernement personnel.
« De la part du pays, de votre part à vous,
qui le représentez officiellement, Vobligation
de repousser une loi dont V utilité est au moins
douteuse, qui nest certainement pas néces-
saire, et qui, quoi que vous disiez et quoi que
vous fassiez, en France et en Europe, signi-
fie : guerre,
« Pour moi, je n'hésite pas, je voterai
contre la loi ; car je persiste dans ma ma-
nière de voir sur les événements accomplis :
je n'aurais pas voulu qu'on les provoquât,
j'aurais désiré que la Prusse les accomplît
sans violence ; mais ces réserves faites, je re-
connais en eux un épanouissement du prin-
cipe de la souveraineté populaire, une appli-
cation nouvelle des idées de la Révolution,
et je ne les trouve dangereux que si nous
LES JAURÈS d'autrefois 19
voulons opposer un obstacle artificiel à leur
développement national,
« Que m'importe qu'on me dise et qu'on
me répète avec passion : « Soyons Français,
ne soyons ni Allemands, ni Italiens. » 0«/,
messieurs^ soyons Français^ mais ne croyons
pas que ce soit une manière noble d'être Fran-
çais que d'empêcher les Allemands d'êére Al-
lemands, et les Italiens d'être Italiens, (Ap-
probations à la gauche de l'orateur.) » Je me
demande pourquoi pas à droite également •
n'est-ce pas là, en effet, le principe des na-
tionalités défendu par Napoléon 111 ?
« Application des idées de la Révolution. »
Emile OUivier a prononcé le mot. Oui, tou-
tes cos gigantesques sottises que nous venons
de transcrire, ce sont les idées de la Révolu-
tion, mais émises à un moment où la réalité
allait leur infliger un tragique démenti. Ce-
pendant, ces sottises — j'y insiste, car cela
est d'importance — n'ont pas empêché la loi,
présentée par le gouvernement, d'être votée.
Ce n'est donc pas parce qu'il a été proféré de
20 1870
telles folies que la responsabilité du gouver-
nement peut être partagée.
Mais ces hommes qui avaient proféré ces
folies, qui s'étaient montrés si aveugles sur
les réalités, qui avaient fait éclater leur ab-
solue incompétence, leur nullité en politique,
et dont la sotte cervelle était un danger pu-
blic, que sont-ils devenus ? Deux ans après,
Emile Ollivier était appelé par Napoléon III
h la présidence du Conseil ; quelques mois
plus tard, Jules Simon, Jules Favre, Garnier-
Pagès entraient dans le gouvernement de la
Défense nationale.
Voilà ce qu'il faut se rappeler pour la honte
de l'Empire et de la République '.
1. Les textes cités dans ce chapitre sont extraits du
Uonileur Universel, u" des 20, 21, 22 décembre 1867.
CTTAPTTRE II
LA LEVÉE EN MASSF
Parlant après Jules Simon et voiil ml le
réfuter, le maréchal Niel lui prête cette dé-
claration : « Savez'vous ce quil faut pour
faire un bon soldai ? Vous ne le savez pas,
moi je le sais : il faul qu'il fasse sortir avec
enthousiasme de sa poitrine le cri de : Vive la
liberté I » Ce résumé de son discours Jules
Simon sans doute Ta trouvé exact puisqu'il
n'a pas réclamé.
Il n'eût pu d'ailleurs renier cette déclara-
tion, car elle est bien conforme à sa pensée.
Ecoutez, pour en juger, ces paroles pronon-
cées par lui : « Ce qui a fait la force de Var^
mée française autrefois et sa plus grande
puissance^ c'est la cause sacrée qu'elle avait
22 1870
à défendrCy une cause qui élail un objet (T en-
vie pour ceux qui se ballaienl contre nous, et
pour nous la source puissante et féconde de
V enthousiasme. Oui, messieurs, il n'y a qu*une
cause qui rende une armée invincible e/, mal-
heureusement, cette cause n'est pas celle que
nous défendons en ce moment ; cette cause,
cesl la liberté, »
En somme, la pensée des Simon et des
Favre était celle-ci : d'abord qu'il n'y avait
pas de danger ; que personne ne nous mena-
çait. Ensuite qu'à supposer môme qu'une
guerre éclatût, la levée en masse suffirait. A
une condition cependant : c'est que nos sol-
dats fussent enthousiasmés, électrisés par la
pensée quece qu'ils avaient à défendre, c'était
la cause de la liberté. Or, ils ne pouvaient
être mus par cette pensée sous le gouverne-
ment de l'Empire, qui était un gouvernement
despotique. Ce qui devait rendre notre armée
invincible, ce n'est donc pas une préparation
quelconque militaire, mais uniquement Tex-
icnsion des HJbcrtés^ politiques.
LA LEVÉB EN MASSE 23
Derrière ces folies, ce qu'il y avait, c'est la
légende des volontaires de 92. Il était entendu
que ces volontaires, sans aucune préparation,
avaient vaincu l'Europe, parce que la grande
cause de la Révolution qu'ils servaient avait
rendu leur élan irrésistible.
Cette légende des volontaires de 92 avait
pourtant, dans ces débats de 1867-1868, été
on ne peut mieux réfutée. J'ai rapporté pré-
cédemment des discours de la plus profonde
sottise. Écoutons à présent la voix de la rai-
son :
« Ne vous reposez pas, le cas échéant, dé-
clara par exemple le baron Jérôme David,
sur le recours aux troupes inexpérimentées
pour remplacer nos excellents soldats ; les
volontaires et les recrues enrégimentées à la
hâte valent peu de chose.
La tradition populaire s'est égarée dans
ses appréciations des effets prodigieux de la
république française, auxquels, tout àV heure,
r honorable M. Jules Simon faisait évidem-
ment allusion... Ce furent les vieilles troupes
2i 1870
de la monarchie qui soulinrenl les premières
épreuves de la guerre^ et sans ces troupes^ le
pays aurait subi les plus grands désas-
tres...
Mais il existe celte idée chez le peuple
qu*il suffit que les citoyens se lèvent en masse
pour dé fendre le pays contre toute agression;
que le jour où tous les Français prendraient
spontanément les armes, la France serait in-
vincible, et que la constitution d'une forte ar-
mée permanente n'est pas absolument utile.
Ce sont là de fausses théories qu'il est bon
de réfuter.
Le général Jomini disait, en parlant des
volontaires qui entraient dans la composition
de V armée de Dumouriez : « Ces volontaires
nationaux ne contribuaient pas peu à augmen-
ter l'esprit de désordre : des compagnies en-
tières partaient pour la Prusse, avec armes et
bagages; il eût fallu une seconde armée pour
les arrêter. »
... Le 6 février i834^ le général Bu-
geaud dit^ dans une séance de la Chambre des
LÀ LEVÉE EN MASSE 25
députés : « On a parlé de l'enthousiasme ;
selon tout le monde, c'était là un grand moyen
de guerre; messieurs, l'enthousiasme est une
fort bonne chose quand il est accompagné de
bons bataillons ; quand il est seul, c'est une
vertu passagère, éphémère comme toutes les
passions violentes, et la moindre chose suffit
pour le détruire. Quelques journées de mau-
vais bivouac le font disparaître ; une batterie
de quarante bouches à feu qui vomit la mi-
traille sur les enthousiastes les a bientôt ré-
duits au silence... On vous a dit ensuite et on
a redit à satiété que les bataillons de volon-
taires, dans le commencement de la Révolu-
tion, avaient, grâce à l'enthousiasme, vaincu
l'Europe. Eh bien! c'est faux. Dans les deux
premières campagnes, les bataillons de volon-
taires furent presque indisciplinables, parce
qu'il s'y trouvait des hommes qui avaient ap-
porté dans l'armée l'esprit des clubs, incom-
patible avec la discipline et la force militaire ;
ils furent battus dans presque toutes les cir-
constances, et ce n'est au'à la bataille de
26 1870
Fleurus qu'ils ont commencé à rendre des
services ; à Jemmapes, à Valmy, les princi-
pales forces étaient composées de la vieille
armée de ligne. »
De son côté, le maréchal Niel résuma sa
pensée dans ce jugement lapidaire : « Beau-
coup d'hommes illustres de l'Empire avaient
vécu el servi sous la République ; ils ont con-
servé de la levée en masse un sentiment d'effroi.
Leurs mémoires, leurs discours, à la Cham-
bre des pairs, ou à la Chambre des députés,
sont partout empreints de cette crainte que le
pays eut la pensée de recourir une fois de
plus à la levée en masse. Tous ont tenu le
même langage. Le maréchal Gouvion Saint-
Cyr qui, pendant toute sa carrière, n'a cessé
de se préoccuper de cette pensée, formulait
ainsi l'opinion qu'un tel système avait laissé
dans son esprit : « La levée en masse n'a
servi qu*à Tennemi. Ces hommes qu'on nous
envoyait sans aucune organisation épuisaient
les pays où ils passaient, se jetaient sur no-
tre armée et y semaient Tindisciplinc. »
LA LEVÉE EN MASSE 27
El cet homme éminenl se résumait ainsi :
« C'est un grand malheur d'avoir besoin de
la levée en masse ; plus grand est celui de
s'en servir*, j»
*
Ces discussions sur les volontaires de 92
avaient en vue surtout la constitution de la
garde mobile. Le maréchal Niel voulait arri-
ver à en faire, par des exercices préparatoi-
res, une sorte de réserve. Beaucoup de dépu-
tés, soit de l'opposition, soit de la majorité,
entraînés par le désir de plaire à leurs élec-
teurs, estimaient qu'il suffisait que la garde
mobile existât sur le papier ; qu'elle n'en se-
rait pas moins apte à servir si la guerre écla-
tait. En fait, grâce aux concessions que le
gouvernement se crut obligé de faire, soit à
la Commission du Corps législatif, soit au
Parlement lui-même, soit, une fois la loi vo-
tée, à l'opinion publique, la garde mobile, en
1. Les textes cités ci-dessus sont extraits du Moni-
teur Universel, n»» des 20 et 24 déc. 1867.
28 1870
juillet 1870, n'avait reçu encore, pour ainsi
dire, aucune organisation.
On s'exclamera : la faute en est donc à l'opi-
nion publique. Certes. Mais qui avait, en par-
lementarisant le gouvernement, livré ce pou-
voir h l'opinion publique d'entraver la défense
nationale ? Napoléon III. Qui avait plus que
quiconque contribué à égarer celte opinion
publique? Toujours le même Napoléon. Ecou-
tez M. de la Gorce qui, pourtant, n'a certes pas
de parti pris contre l'empire : « Les théories
humanitaires, écrit-il, tant defois proclamées
par l'empereur, avaient fini par pénétrer les
masses ; et ayant entendu le souverain vanter
la solidarité des peuples, elles n'auraient, pour
combattre ses récents projets, qu'à rappeler
ses anciens discours. » Qui, enfin, jusqu'au
dernier moment, a endormi l'opinion en la
rassurant ? Toujours le gouvernement impé-
rial. On connaît le mot du maréchal Lebœuf,
ministre de la Guerre, affirmant à des dépu-
tés, encore à la veille même du désastre :
« Nous sommes archiprôts... Ferait-on la
LA LBVÉE EN MASSE ^
guerre pendant un an, il ne nous manquerait
pas un boulon de guêtre *. » La volonté du
gouvernement de cacher la grandeur et l'im-
minence du péril nous est du reste dévoilée
dans ces paroles de M. Rouher. « Nous pro-
cédons, — déclarait, en 1867, M. Rouher que
cite le maréchal Randon, — à une enquête
agricole ; or, partout, nous recueillons le vœu
que la charge de la conscription soit allégée;
môme nous avons été amenés à laisser entre-
voir une diminution du contingent. — Eh
bien ! objectaient les militaires, faites connaî-
tre la situation, et le patriotisme du pays ne
vous refusera point les ressources indispen-
sables. — Celte sincérité est impossible, ré-
pliquait (et cette fois avec beaucoup de rai-
son) M. Rouher, car insinuer le danger de la
guerre, ce serait peut-être la rendre inévita-
ble. » Admettons que cette sincérité fût im-
1. S'il n'a pas prononcé exactement cette phrase —
que la légende lui prête — il a du moins affirmé quel-
que chose d'équivalent.
30 1870
possible. Mais alors voilà un des beaux résul-
tats encore du système électif, qui obligeait
soit à dévoiler au pays ce qui devait rester
secret, soit en taisant la vérité, à se résigner
à ne pas obtenir ce qui était indispensable
pour la défense nationale.
CHAPITRE 111
A LA VEILLE DE LA GUERRE
Les débats que j'ai résumés jusqu'à pré-
sent sont de première importance. Si on
avait voté une bonne loi, si elle avait été bien
appliquée, on aurait eu encore le temps de se
préparer à la guerre avant qu'elle n'éclatât. ■
La discussion que je veux relater maintenant
n'a pas les mêmes conséquences. Cette dis-
cussion est, en effet, du 30 juin 1870 *. Ce
qu'on vote dans cette séance n'aura pas de
répercussion sur ce qui va se passer quinze
jours après. Les débats de cette séance ont
pourtant leur intérêt, ils nous donnent la
physionomie du Parlement, la mentalité des
1. Voir Journal Officiel du 1" juillet 1870.
:i2 1870
députés h cette date. Or, en voyant cette men-
talité, on comprend comment le gouverne-
ment, pour s'être livré aux parlementaires,
s'était condamné à échouer fatalement dans
son essai de réorganisation de l'armée.
Par la loi de 1868, le Parlement s'était ré-
servé le droit de décider, chaque année, com-
bien d'hommes on incorporerait. C'était se ré-
server le droit à la surenchère électorale par
la diminution du contingent. En 1870, le gou-
vernement prend les devants dans cette suren-
chère. Il propose de réduire à 90.000 hommes
le contingent qui était de 100.000, les années
précédentes.
Comme de raison, l'opposition trouve que
la réduction n'est pas suffisante. Au nom de
cette opposition, Garnier-Pagès prend la pa-
role. Il rappelle d'abord à nouveau la légende
des volontaires de 92 : « Celle France si belli-
queuse, si courageuse, déclare-t-il, qui s'esl
levée plusieurs fois comme un seul homme,
lorsque la pairie élail en danger, elle n'a pas
besoin d'une armée permanenle si énorme ». 11
A LA VEILT.B DR LA GUERRE 33
faut donc tout réduire : réduire le nombre
de soldats, réduire le temps de service. 11
faut prendre comme modèle la Suisse, a Mais
me direz-vous, continue Garnier-Pagès. si
vous agissez ainsi, que feront les puissances
étrangères ? Je vais vous le dire. Les puissan-
ces étrangères, messieurs, n'attendent pas les
congrès, elles n'attendent pas les négocia-
tions ; elles ont compris quil ne fallait pas
se ruiner et qu'il fallait tout d'abord, quoi
que fassent les voisins et malgré ce qu'ils
feraient, opérer le désarmement. » A l'appui
de cette assertion, Garnier-Pagès prétend dé-
montrer que l'Angleterre, l'Autriche, l'Italie
ont réduit leur budget de guerre. Il y a bien
l'Allemagne qui gêne un peu l'orateur. Voilà
comment il s'en tire. « Que se passe-t-il en
Allemagne, en ce moment ^ Vous le savez, il
g a une lutte générale, ardente, dont le but
est la diminution de l'armée ; on veut amener
M. de Bismarck à une réduction des forces
de la Confédération du Nord ; on désire le
désarmement^ on le demande partout; en
MnnUiquiou, It^ê, 9
34 1870
Bavière^ en Wurtemberg^ dans lous les
Etals du sud de V Allemagne^ comme on le de-
mande même en Prusse. C'est un exemple à
imiter, »
Ne croirait-on pas entendre Jaurès trom-
pant son public, en feignant de compter sur
les socialistes allemands pour empocher la
guerre ?
D'ailleurs, poursuit Garnier-Pagès,en ad-
mettant même que les nations européennes
ne désarment pas, nous n'avons rien à crain-
dre d'elles. Ni l'Angleterre, ni la Russie, ni
l'Autriche, ni l'Italie, ni l'Espagne ne pensent
à nous attaquer. « Quant à la Prusse, — je
termine par /à, — peut-elle nous inquiéter?.,,
M. de Bismarck est en face de très grandes
difficultés, même en Prusse ; il n'a plus la
force, il n'a plus la foi, il n'a plus la con-
fiance... L'Autriche avec ses neuf millions
d'Allemands, les Allemands de la Bavière et
de tous les États du Sud, sont prêts à se sou-
lever contre la Prusse, si elle veut s'agran-
dir... M. de Bismarck cherche à accomplir
A LA VEILLE DE LA GUERRE 35
une œuvre impossible : il veul^ en exploilanl
les sentiments de la nationalité allemande^
chercher à faire V unité de la nation par la
force^ par le despotisme ; il n'y réussira pas.
Par la liberté il aurait réussi ; il aurait la
sympathie de tous les peuples; il aurait V ad-
hésion de tous les Allemands, même en Au-
triche. Mais quand il est venu leur dire :
« C'est le despotisme monarchique que je
vous offre, ce n'est pas la liberté », il a semé
à la fois autant d'ennemis quil semblait con-
quérir d'habitants, »
Voilà le bon prophète que la République
devait, deux mois plus tard, faire entrer dans
le gouvernement de la Défense nationale.
Garnier-Pagès finit son discours en en ap-
pelant, comme tout bon parlementaire, à
l'opinion publique, c'est-à-dire à ce qui est
souverainement incompétent dans ces ques-
tions militaires. « Vous vous vantez beaucoup^
— déclara-t-il en s'adressant au gouverne-
ment,— du chiffre que vous avez obtenu par
le plébiscite ; eh bien ! si vous ne vous méfiez
36 1870
pas de celle nation ^ donnez-lui des preuves
que vous sentez ce qu'elle veul^ ce qu'elle dé-
aire : essayez de lui poser par un plébiscite
la question que je vous indique à cette tribune,
c'est-à-dire la réduction des dépenses militai-
res, (C'est cela ! à gauche.) »
*
Le ministre de la Guerre, le maréchal Le
Bœuf, répondit à Garnier-Pagès. lln'eutpas
de peine à montrer que nous ne pouvions
;)rendre la Suisse comme modèle. « Qu'une
organisation militaire qui convient à une
puissance dont la neutralité est garantie par
l'Europe entière, ne peut pas servir de type
à l'organisation militaire de la France. » 11
posa cet aphorisme, aujourd'hui reconnu par
tous les hommes compétents, « qu'une ar-
mée n'est bonne que lorsqu'elle peut pren-
dre rapidement TofTensive». 11 déclara qu'en
A LA VEILLE DE LA GUERRB 117
proposant une réduction de dix mille hom-
mes sur le contingent, le gouvernement avait
fait une invitation indirecte au désarmement.
Et il conclut : « J*ai le regret de dire que,
jusqu'à présent, je ne me suis pas aperçu
qu'on ait suivi notre exemple. »
Le baron de Benoistvint parler au nom des
départements de la frontière de l'Est. «Nous
ne pensons pas, affirma-t-il, que l'état de
l'Europe permette à la France de diminuer
sa force militaire, et je vois pour ma part
avec un très vif regret la diminution du con-
tingent. » (Rumeurs à gauche.) Devant ces
rumeurs, le baron de Benoist reconnut que
son opinion était difficile à soutenir dans cette
Chambre, cette opinion n'ayant pour elle que
bien peu d'adhérents, mais il demanda qu'on
lui permît quand même de parler avec son
indépendance et sa sincérité habituelles.
« Messieurs, déclara-t-il, r année dernière ,
avant les élections, fai dit à mes électeurs
que, quels que soient les entraînements des
idées pacifiques et le courant de l'opinion vers
38 1870
le désarmement^ fêlais trop leur ami pour
consentir, tant que les circonstances seront
les mêmes, à une diminution quelconque des
forces de la patrie, »
Au point de vue électoral et parlementaire,
le baron de Benoist était un héros. Mais aussi
il ne se faisait pas d'illusion. Comme il le
reconnaissait, il ne pouvait avoir avec lui
qu'une faible minorité.
Jules Favre appuya le discours de Garnier-
Pagès : « Que la France, s'écria-t-il, s'orga-
nise, en pleine paix, quand rien de sérieux ne
la menace, pour une grande guerre, c'est là,
messieurs, permettez-moi de le dire, une cou-
pable folie, une mesure funeste aux finances
dupagSy funeste à sa moralité, à sa grandeur,
à sa prospérité matérielle, de laquelle vous
ne paraissez pas tenir suffisamment compte. »
LMiistoire a dit de quel côté était la folie.
Cependant, Jules Favre posa au gouverne-
ment une question qui ne manquait pas de
sens. Vous repoussez, remarqua-t-il, la de-
mande de réduction de nos forces militai-
À LA VEILLE DE LÀ GUERRE 30
res. C'est donc que vous êtes inquiet ? Or,
vous passez votre temps à nous rassurer.
C'est É mile Ollivier qui répondit : « ;]/. Jules
Favre, déclara-t-il, a posé au gouvernement
celle question : Vous êtes inquiets ; quelles
^onl vos inquiétudes, et de quel côté viennent-
elles /... Je réponds à f honorable M. fuies
Favre que le gouvernement n'a aucune in-
quiétude, qu'à aucune époque, le maintien de
la paix en Europe ne lui a paru plus assuré.
De quelque côté qu'il tourne ses regards, il ne
voit aucune question irritante engagée... Si
le gouvernement avait la moindre inquiétude,
il ne vous eât pas proposé, cette année-ci, une
réduction de dix mille hommes sur le contin-
gent. »
Ceci, comme je Taidit, se passait le 30 juin
1870. Trois jours après, c'était la candida-
ture Hohenzollern, quinze jours après, la
guerre. Et le gouvernement qui parlait ainsi
au 30 juin avait entre les mains les rapports
de notre ambassadeur à Berlin, Benedetti,
et de notre attaché militaire, le colonel
40 1870
Stoffel, qui, l'un et l'autre, avaient maintes
fois exposé les ambitions, les projets et les
armements de la Prusse !
« Vous nous avez demandé ensuite^ poursui-
vit Emile Ollivier : qu'avez-vous fait pour
assurer la paix ?... Ce que nous avons fait ?
Convaincus que la véritable manière d'établir
la paix et de l'assurer, c'est de développer la
liberté, nous avons, non pas fondé la liberté
en France, — ce serait être injuste envers
les devanciers qui ont commencé cette œuvre
en 1860, — nous l'avons développée et ren-
due définitive.,. Ce que nous avons fait ?
Puisque vous nous parlez du Sadowa prus-
sien, je vous dirai que nous avons fait le Sa-
dowa français, le plébiscite, « Et comme on
lui demande de s'expliquer : Quand j'ai
parlé du Sadowa français, je voulais indi-
quer que le plébiscite avait donné à lapoliii-
que française la même force que la bataille
de Sadowa avait donnée à la politique pras-
sienne, >»
Voilà ce que M. Emile Ollivier offrait en
a I.\ VPirXE DR LA GUERRE 41
guise de soldats : des bulletins de vote.
Quelqu'un qui a assisté à ces débats du Se-
<*.ond Empire, et qui a été secrétaire-rédac-
teur à la Chambre, pendant quarante ans,
M. Anatole Claveau, a publié ses mémoires
relatifs à la période 1865-1870. On ne peut
voir homme plus modéré que M. Claveau
dans ses appréciations. Or, précisément à
propos de cette séance du 30 juin 1870, et
des criminelles sottises débitées par l'oppo-
sition, il écrit : « Comment ces hommes, à
qui allaient d'abord mon admiration et ma
sympathie, en avaient-ils pu arriver à ce [de-
gré d'aberration ? Ou fallait-il chercher la
cause de cette double infirmité qui, malgré
tant d avertissements, les rendait ainsi sourds
et aveugles ?.,, La cause, je ne la soupçon-
nais pas alors ; mais je la vois bien aujour-
d'hui. Ils sacrifiaient à un besoin de popula-
rité électorale l'intérêt et le salut même de
leur paijs\ »
1. Souvenirs politiques et parlementaires d^un té"
moin, p. 392.
42 1870
Ceci est la définition même des parlemen-
taires. Mais en donnant cette définition, ne
perdons pas de vue qu'il ne faut pas tant in-
criminer les hommes que l'institution, et que
ce ne sont pas les hommes mais le régime
qui est le vrai responsable du désastre de 70,
I
CHAPITRE 1/
LE PARLEMENT
ET NOS PREMIÈRES DÉFAITES
J'ai résumé les débats sur Tarmée de 1867-
1868, puis à la veille de la guerre, au 30 juin
1870. Pour achever de dessiner la silhouette
de nos politiciens d'alors, il faut les contem-
pler maintenant après la déclaration de la
guerre, et quand la nouvelle de nos premiiers
échecs est arrivée jusqu'à Paris.
La session du Parlement s'était close le
21 juillet. Napoléon III ayant recommandé
de réunir à nouveau les Chambres dans le cas
où les circonstances deviendraient difficiles,
elles sont convoquées pour le 9 août. A ce
moment, deux grandes batailles sont déjà per-
44 1870
dues, et la France est envahie. 11 faut pren-
dre des mesures.
Que réclame l'opposition ?' « Des fusils,
des fusils ! » C'est Jules Favre qui parle au
nom de la gauche. Son discours se résume
en ceci : il faut armer chaque citoyen. C'est
la chimère de la levée en masse qui va être
en partie réalisée. Quand Jules Favre et ses
amis réclament des fusils, est-ce pour les
tourner contre les ennemis, ou contre le gou-
vernement? On peut se le demander. Surtout
quand on voit Favre insister pour que les armes
soient remises principalement aux Parisiens.
Les provinces ne l'intéressent pas autant.
Des fusils seront donc distribués. Ils per-
mettront, — je ne dis pas le 4 septembre,
qui s'est accompli sans coups de feu, — mais
la Commune.
Ce môme 9 août, Jules Favre réclame du
gouvernement une autre mesure : Bazaine à
la tête de l'armée. Favre sera écouté. On sait
-ce qui s'ensuivra.
1. Voir Jourml officiel du 10 aoit 1870.
LE PARLEMENT ET NOS PREMIERES OéPAITES 45
Dans la séance du 10 août, un des députés
de la gauche, nommé Girault, propose, comme
moyen de salut, cet amendement mirifique,
que « les séminaires ou les autres établisse-
ments religieux, sans exception, soient sou-
mis aux lois militaires dans la même propor-
tion que les autres citoyens ». (M, Gambella :
« Très bien, très bien 1 ») L'amendement
n'ayant pas été pris en considération, Gré-
mieux en présentera un semblable deux jours
après. Au moment où la France est envahie,
ces messieurs s'essayent à une politique an-
ticléricale.
C'est en de telles mains qu'allait tomber le
gouvernement, quelques semaines plus tard.
11 est vrai que pour chasser les Prussiens, il
suffisait, suivant une certaine opinion, de pro-
clamer la République. « Le peuple — disait
le manifeste du 4 septembre — a devancé la
Chambre qui hésilaiL Pour sauver la Pa-
irie en danger^ il a demandé la République,..
La République a vaincu V invasion en 1792.
La République esl proclamée, » Etle5septem-
46 1870
bre dans une proclamation à l'armée : « Pour
se sauver^ la Nation avait besoin de ne plus
relever que d* elle-même,.. Nous n'avons qu'un
buty qu'une volonté : le salul de la Patrie^par
f Armée et par la Nation, groupées autour
du glorieux sgmbole qui fit reculer l'Europe^
il y a quatre-vingts ans. » Toujours la légende
des volontaires de 92 qui revient, comme dans
les discours des Simon et des Favre, que nous
avons analysés précédemment. Pour défen-
dre un pays, il n'est pas besoin de s'y prépa-
rer d'avance. Il ne faut pas d'armée perma-
nente. C'est une lourde charge à tout point
de vue et qui ne sert à rien. Il suffit que cha-
que citoyen ait son arme, et qu'il la prenne
au jour du péril, et qu'il courre sus à l'en-
nemi. Seulement, il faut qu'il y courre avec
enthousiasme, et pour cela, il faut qu'il sente
qu'il a à défendre quoi ? Sa patrie? Non : la Li-
berté. Michelet, Hugo ont chanté ce thème.
Dans leurs discours au Parlement, les oppo-
sants à l'Empire l'ont repris. Beaucoup de
Français sont imprégnés de cette croyance.
LE PARLKMENT ET NOS PREMIÈRES DÉFAITES 47
Aussi l'allégresse est grande au 4 septembre.
On croit le pays sauvé. Comme dit la procla-
mation, citée plus haut : « La République a
vaincu l'invasion en 1792. La République est
proclamée. » Ce qui signifie : maintenant que
nous avons la République, la levée en masse
va être irrésislible.
La levée en masse ! elle n'a jamais été
aussi bien décrite que par Victor Hugo. Je dé-
die ce tableau à Jaurès et C'°. Il est du
l*' août 1852. Au moment de quitter la Belgi-
que s'adressant aux Belges, Hugo s'écrie : « Si
M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous
envahit, s*il vient une nuit — c*est son heure
— heurter vos frontières,.., vous apportant ta
honte à vous qui êtes t' honneur, vous apportant
r esclavage à vous qui êtes la liberté, vous ap-
portant le vol à vous qui êtes la probité, oh !
levez-vous, Belges, levez-vous tous î recevez
Louis Bonaparte comme vos aïeux les Ner-
viens ont reçu Caligula ! Courez aux four-
ches, aux pierres, aux f aulx, aux socs de vos
charrues ; prenez vos couteaux, prenez vos
48 i870
fusils^ prenez vos carabines ; sautez sur la
vieille épée (TArleveld^ sautez sur le vieux bâ-
ton ferré de Coppenole^ remettez, s*il le faut,
des boulets de marbre dans la grosse couleu-
vrine de Gand : vous en trouverez à Notre-
Dame de Hat ! Criez aux armes ! Sonnez le
tocsin, battez le rappel : faites la guerre des
plaines, faites la guerre des murailles, faites
la guerre des buissons ; luttez pied à pied,
défendez-vous, frappez, mourez.,. Si le Bo-
naparte vient, faites cela * / »
Voilà la levée en masse. Voilà de la belle
stratégie ! Eh bien ! n*en riez pas. Ce n'est pas
si bête que cela en a Tair. Il y a, en effet, un
petit verbe qui clôture le morceau et qui ra-
chète tout le reste. « Défendez-vous, frappez,
mourez. » Mourez : c'est, en effet, le seul
conseil sérieux qu'on puisse donner à tout ce
qui est troupe improvisée.
1. Actes ei Paroles, t. II, p. 54.
LB PARLEWFNT ET NOS PREMIÈRES DÉFAITES 49
Dans ce chapitre, dans les précédents, j'ai
beaucoup parlé des sottises débitées sous
l'Empire par l'opposition. Mais il ne faudrait
pas que cela fît oublier les fautes commi-
ses par le gouvernement. C'est pourquoi je
veux rappeler ici ce que j'ai dit précédem-
ment : ce n'est pas parce que l'opposition a
proféré des folies que la responsabilité du
gouvernement s'en trouve amoindrie.
Le gouvernement a reculé devant l'opinion.
C'est entendu. L'opinion était pacifiste, elle se
refusait à une aggravation des charges mili-
taires, n'en comprenant pas la nécessité. Par-
faitement. Mais le rôle d'un gouvernement
n'est pas de suivre l'opinion. 11 est de l'éclai-
rer, et si l'opinion persiste dans son erreur,
de passer outre. L'Empire, qui s'était parle-
mentarisé, ne pouvait passer outre, direz-
vous. Admettons. Mais c'est ce qui me fait
dire qu'il ne faut pas tant en vouloir aux
hommes qu'à l'Institution. Et puis, en ad-
mettant que l'Empire n'eût pu gouverner
alors contre l'opinion, a-t-il tenté d'éclairer
Montesquiou, 1870. 4
90 1870
cette opinion ? Nullement. 11 n'a cessé, au
contraire, et jusqu'à la veille de la guerre, de
la rassurer en déclarant que nous étions
prêts. L'opinion était-elle à môme de se ren-
dre compte si cela était vrai ? Elle en était
incapable. Pouvait-elle connaître exactement
les préparatifs et les projets de la Prusse ?
Pouvait-elle savoir si, en cas de guerre, nous
aurions des alliés ? Tout cela est du seul do-
maine du gouvernement. Aussi, — et c'est
la conclusion logique de tout ceci, — mal-
heur au pays qui est obligé de demander à
l'opinion de résoudre les questions de défense
nationale. Un tel pays est sans organe de
direction et de prévoyance, bref, sans gou-
vernement au vrai sens du mot.
CHAPITRE V
BÊTE COMME L'HIMALAYA
Ces folies, que je viens de passer en revue,
sur la levée en masse, sur l'inutilité des ar-
mées permanentes, sur la force irrésistible
des soldats combattant au nom de la « Li-
berté », etc., n'ont pas seulement été débitées
au Parlement. La plupart des journaux, la
littérature romantique, avaient travaillé de
leur côté à répandre ces insanités dans le
public. Ceux-là même qui prétendaient qu'il
fallait gouverner avec l'opinion avaient com-
mencé par dévoyer cette opinion.
Je prendrai comme exemple le plus illustre
et le plus éloquent, Victor Hugo. Les trois
volumes à'Acies el Paroles, où sont réunis
ses manifestes et ses discours politiques, for-
52 1870
ment le plus beau sottisier qui soit. Je cite-
rai de son troisième volume les pages rela-
tives à la guerre franco-allemande.
Victor Hugo rentre en France le 5 septem-
bre 1870, le lendemain delà proclamation de
la République. Jusque-là, il est exilé, ou plu-
tôt il est resté de par sa propre volonté en
exil. Le voilà donc à Paris. Le 9 septembre,
il adresse une proclamation aux Allemands.
Il pense qu'on peut arrêter la marche de leuro
armées avec de belles périodes oratoires.
Cela ne réussit guère. Alors il se tourne vers
les Français. Et c'est, formulé dans toute sa
folie, ce qui avait figuré si souvent sous l'Em-
pire dans les discours de l'opposition répu-
blicaine: l'espoir dans la levée en masse. J'ai
rappelé, plus haut, les conseils que Hugo
donnait à la Belgique, dans le cas où Napo-
léon ni ferait mine d'envahir ce pays. Mais
ceci est, s'il se peut, encore plus insensé :
« Que toutes les communes se lèvent ! s'écrie
Victor Hugo. Que toutes les campagnes pren-
ULTE COMVL LlllMALAYA 53
nenl feu ! que toutes les forêts s'emplissent
ce voix tonnantes ! Tocsin ! tocsin ! Que de
chaque maison il sorte un soldat ; que le fau-
bourg devienne régiment; que la ville se fasse
armée. Les Prussiens sont huit cent mille,
vous êtes quarante millions d'hommes. Dres-
sez-vous et soufflez sur eux /... CitéSy cilés^
cités, faites des forêts de piques, éoaississez
vos baïonnettes, attelez vos canons, et toi vil-
lage, prends ta fourche. On n'a pas de pou-
dre, on n'a pas de munitions, on n'apas d'ar-
tillerie ? Erreur I on en a. D'ailleurs, les
paysans suisses n'avaient que des cognées, les
paysans polonais n'avaient que des faulx, les
paysans bretons n'avaient que des bâtons. Et
tout s'évanouissait devant eux !... Tout de
suite, en hâte, sans perdre un jour, sans per-
dre une heure, que chacun, riche, pauvre,
ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez
lui ou ramasse à terre tout ce qui ressemble
à une arme ou à un projectile. Roulez des
rochers, entassez des pavés, changez les socs
en haches, changez les sillons en fosses, com-
61 1870
ballez avec foui ce qui vous tombe sous la
main, prenez les pierres de noire terre sacrée^
lapidez les envahisseurs avec les ossements de
notre mère la France...
« Que les rues des villes dévorent l'ennemi,
que la fenêtre s'ouvre furieuse, que le logis
jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles^
que les vieilles mères indignées altesl'^'^ ^^'irs
cheveux blancs, etc., etc. *. »
Cela continue ainsi, et c'est toujours aussi
fou.
Les armées prussiennes ont poursuivi, mal-
gré tout, leur marche victorieuse. Voici main-
tenant que Paris est cerné. « Deux adversai-
res sont en présence en ce moment, déclare
Victor Hugo. D'un côté, la Prusse, toute la
Prusse, avec neuf cent mille soldats ; de
l'autre, Paris avec quatre cent mille citoyens.
D'un côté, la force, de l'autre la volonté. D*un
I. Actes et Paroles, tome III, p. 60.
BÊTE COMME l'hIMALATA 5o
côté une armée, de l'autre un peupje. D'un
côté la nuit, de l'autre la lumière. » Qui va
être victorieux ? Eh ! ne le voyez-vous pas ?
Des citoyens valent plus que des soldats, un
peuple c'est la lumière, une armée c'est la
nuit. La lumière doit triompher de la nuit.
« C'est le vieux combat de l'archange et du
dragon qui recommence, écrit Victor Hugo.
Il aura aujourd'hui lafm qu'il a eue autrefois.
La Prusse sera précipitée ^ »
On dira peut-être: Victor Hugo ne croyait
pas à tout cela. Mais on comprend qu'il ait
parlé alors ainsi, pour donner du cœur aux
assiégés, pour faire luire à leurs yeux l'espé-
rance. Mais non, mais non, tout cela, c'est bien
sa pensée. Et ils vivent sur les mêmes idées,
ceux qui préconisent à notre époque les « mi-
lices » et la « nation armée ». Pour eux aussi,
des citoyens valent plus que des soldats, une
armée c'est la nuit, un peuple c'est la lumière.
Le peuple n'a pas triomphé de l'armée. Il
1. Actez et Paroles^ tome III, p. 6t).
M 1870
faut à présent céder deux provinces. Nous
sommes le 1" mars 1871. On discute à l'As-
semblée nationale les conditions de la paix.
Victor Hugo monte à la tribune. Il évoque
l'heure où la France pourra reprendre sa re-
vanche. « On la verra, — déclare-t-il, — d'un
bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace?
Est-ce tout ? non ! non ! saisir, — écoutez-
moi, — saisir Trêves, Mayence, Cologne,
Coblentz. «Qu'est-ce qui prend à Victor Hugo?
L'Alsace, la Lorraine, c'est bien. Mais que
veut-il faire de toutes ces villes allemandes ?
Ses collègues ne le comprennent plus, et ne
le suivent pas. Ils prennent peur devant ce
foudre de guerre. « Non î non », s'écrient-ils,
quand Victor Hugo parle de prendre Trêves,
Mayence, etc. Mais Hugo tient essentielle-
ment à ces conquêtes. On l'interrompt ; il se
fâche. « De quel droit, crie-t-il, une assemblée
française interrompt-elle l'explosion du pa-
triotisme? » Et il reprend son discours : « On
verra la France se redresser ^ on la verra res-
iaisir la Lorraine^ ressaisir l'Alsace, EipuiSf
BtTB GOMME l'hIMALAYA 57
est-ce lout / Non ; saisir Trêves, Mayence, Co-
logne, Coblenlzjoulelarive gauche du Rhin, »
— Pourquoi faire ? Voilà : « El on entendra
la France crier : C'est mon tour ! Allema-
gne, me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non ! je
suis ta sœur. Je t'ai tout repris, et je te rends
tout, à une condition: c'est que nous ne ferons
plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille,
qu'une seule république. Je vais démolir mes
forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma ven-
geance, c'est la fraternité ! Plus de frontiè-
res/Le Rhin à tous! Soyons la même républi-
que, soyons les États Unis d'Europe, soyons la
fédération continentale, soyons la liberté eu-
ropéenne, soyons la paix universelle^ ! »
Dans un de ses contes qui font suite à ^e-
renus, Jules Lemaître décrit les funérailles
d'un poète auquel il donne le nom deFirdousi,
mais qui ressemble étrangement à Hugo. On
1. Actes et Paroles, tome III, p. 103 et 104.
08 1870
discute les mérites du grand homme; « Après
tout, dit l'un des quartorze poètes, Firdousi
n'était qu'une cloche. — Ou plutôt, reprit un
autre, une boule de jardin placée au centre
des choses et qui les déformait en les réflé-
chissant. — Il manquait de sens critique, dit
un troisième. — Un quatrième ajouta: il n'a-
vait pas d'esprit. Et un cinquième murmura
entre ses dents : il était bête... comme THi-
malaya. * »
1. Le vrai est que ce jugement sur Hugo a été porté
par Lcconte do Lisle (Voir Fantômes et Vivants j par
Léon Daudet, p. 105).
CHAriTRl- VI
LA POLITIQUE DE VICTOR HUGO
On ne peut contester ces textes. Ils se trou-
vent, je le répète, dans le troisième volume
d' Actes el Paroles, Mais peut-être objectera-
t-on : « Tout cela ce n'est pas vraiment Vic-
tor Hugo. Il n'est ici que le reflet de son
milieu. » Je crois, en effet, que ces énormi-
tés sont moins d'un homme que d'une épo-
que. Elles représentent au juste la pensée des
vieilles barbes de 1848. Je ferai seulement
remarquer que lorsque ces énormités passent
par la plume de Hugo, elles deviennent par-
ticulièrement cocasses. Et je pense que cela
tient à la grandiloquence du verbe pour ex-
primer une pensée qui est d'un primaire. Par
exemple, la beauté et la noblesse du suffrage
ou 1870
universel ont été sans doute plusieurs fois
chantées. Et le contraste entre le chant et la
réalité ne peut qu'être plaisant. Mais connais-
sez-vous quelque chose d'aussi réjouissant
que cette peinturede l'électeur faite par Hugo,
dans une séance de la Chambre, en 1850 :
« Quel accroissement de digniié pour V indi-
vidu^ el par conséquent de moralité ! Quelle
satisfaction^ et par conséquent quel apaise-
ment ! Regardez l'ouvrier qui va au scrutin.
Il tj entre avec le front triste du prolétaire
accablé^ il en sort avec le regard d'un souve-
rain '. M Non, débité par un des membres de
la gauche, qui — nous dit le procès-verbal
de la séance — acclament cette tirade, cela
n'aurait pas ce haut comique.
Dans les discours politiques de Hugo, et
particulièrement dans ses trois volumes
1. Actes et Paroles^ tome I, p. 362.
LA POLITIQUE DK VICTOR HUGO 61
d'Actes el Paroles^ nous avons donc les croyan-
ces et les idées de 48. Que fut 48 pour les
hommes comme Hugo ? Ce fut plus qu'une
révolution politique ; ce fut comme l'avène-
ment d'une nouvelle religion. « Celle révolu-
tion^ inouïe dans rhisloire, s'écrie Victor
Hugo, c'est ridéal des grands philosophes
réalisé par un grand peuple, c'est l'éducation
des nations par V exemple de la France. Son
but y son but sacré, c'est le bien universel, c'est
une sorte de rédemption humaine. C'est Vère
entrevue par Socrate, et pour laquelle il a
bu la ciguë ; c'est l'œuvre faite par Jésus-
Christ, et pour laquelle il a été mis à mort * /»
Quel est le dieu de cette religion ? C'est la
Liberté. « Votre cri : liberté, déclare Victor
Hugo, c'est le verbe même de la civilisation.
C'est le sublime fiât lux de l'homme ; c'est le
profond et mystérieux appel qui fera lever
l'astre. » Entendez bien, la Liberté, mot indé-
1. Séance de la Chambre du 17 iuillet 1851. Acle^
et Paroles, tome I, p. 427.
6i 1870
fini, non les libertés^ réalités tangibles. « Les
libertés^ s^écrie Hugo, celle énoncialion esl
un non-sens, La Liberlé esl. Elle a cela de
commun avec Dieu, qu'elle exclul le pluriel.
Elle aussi, elle dil : sum qui sum '. »
Religion qui sera belle parce qu'elle chas-
sera le prêtre. Le prêtre, le prêtre de toutes
les religions, c'est à cause de lui que l'Huma-
nité est encore dans la misère et l'ignorance.
Voilà ce que Hugo ne se lasse pas d'affirmer :
Et dire que la terre est tout entière en proie
Aux affirmations de ces prêtres sans joie.
Sans pitié, sans bonté, sans flambeau, sans raison,
DontVombre, Vombre, Vombre et Vombre est V horizon* !
Je crois en Dieu. Voilà tout le dogme, et
il n'est pas besoin de prêtre pour nous l'en-
seigner et nous le commenter. Mais qu'est-ce
que Dieu ? C'est tout ce qui chante dans l'es-
1. Actes et Paroles, tome II, p. 365.
2. Religions et Religion, XIII* vol. des Œuvres
complètes, p. 225.
LA POLITIQUE DE VICTOR HUGO (53
prit de Hugo, ou si vous voulez tout ce qui
lui chante.
// est^ puisque c'est lui que je sens sous ces mois :
Idéal, Absolu, Devoir, Baison^ Science,..
Il est ! il est l Regarde, âme, lia son solstice^
La Conscience ; il a son axe, la Justice ;
Il a son équinoxe^ et c'est VEgalité ;
H a sa vaste aurore, et c'est la Liberté •.
Dieu, ce sera encore en bloc la révolution
de 48, ou mieux, toutes les révolutions. Ecou-
tez ce discours de Hugo s'opposant à la re-
vision de la Constitution : « Messieurs, qu'on
dise.., nous allons supprimer cette révolu-
tion^ nous allons jeter bas cette république,
nous allons arracher des mains de ce peuple
te livre du progrès et y raturer ces trois da-
tes : 1792, 1830, 1848 ; nous allons barrer
te passage à cette grande insensée, qui fait
toutes ces choses sans nous demander conseil,
et qui s'appelle la providence. Nous allons
faire reculer la liberté, la philosophie, Vin-
1. Religions et Religion, Œuv. compl., XIII* vol.,
p. 253.
«4 1870
lelligence, les générations ; nous allons faire
reculer la France^ le siècle^ rhumanilé en
marche ; nous allons faire reculer Dieu * .' )^
Faire reculer Dieu ! voilà ce que j*admire
avec stupeur, conclut avec juste raison Vic-
tor Hugo.
Comme toute religion, celle-ci aspirera à
Tuniversalité. « Mes amis, mes frères, mes con-
cilotjenSy — s'écrie Victor Hugo en plantant
en 1848 un arbre de la Liberté sur la place
des Vosges — établissons dans le monde entier,
par la grandeur de nos exemples, l'empire de
nos idées /... Unissons-nous dans une pensée
commune, et répétez avec moi ce cri : Vive la
liberté universelle ! Vive la république uni-
verselle ! » Mais avant la république univer-
selle, il y aura la république européenne. « Le
peuple français a taillé dans un granit indes-
tructible et posé au milieu même du vieux
continent monarchique la première assise de
1. Séance de la Chambre du 17 juillet 1851. AcUset
JParoles, tome I, p. 427.
LA POLITIQUB DE VICTOR IIU60 05
cet immense édifice de l'avenir, qui s'appel-
lera un jour les É lais- Unis d'Europe \ » Et
pourquoi s'établira-l-elle fatalement cette ré-
publique européenne? Voici la raison péremp-
toire : a L'Europe empire ou l'Europe répu^
blique ; l'un de ces deux avenirs est le passé.
Peul-on revivre le passé ? Evidemment non.
Donc nous aurons l'Europe république V »
Mais pour avoir les États-Unis d'Europe,
il faut effacer les frontières ? Parfaitement.
« La première des servitudes, c'est la fron-
tière. Qui dit frontière, dit ligature. Coupez
la ligature, effacez la frontière, *1tez le doua-
nier, ôtez le soldat, en d'autres termes, soyez
libres ; la paix suit, » A une condition encore
pourtant : « Les guerres ont toutes sortes de
prétextes, mais n*ont jamais qu*une cause,
l'armée. Otez l'armée, vous ôtez la guerre '. »
1. Chambre, 17 juillet 1851. Ouv. cité, p. 426.
2. Discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix
de 1872. Ouvr, cité, tome III, p. 285.
3. Discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix
de 1869. Oavr, cité, tome II, p. 46.
MonUsquiou, 1870. I
60 Î370
Comme on le voit, c'est très simple. Ces-
à peu près avec de tels arguments que les
républicains s'étaient opposés, en 1867, à la
réorganisation de l'armée française. Pour
avoir la paix, disaiten substance Jules Simon,
il faut que nous ayons une armée hors d'étal
de faire la guerre.
Voilà donc l'idéal de 48. Plus de fron-
tières. « Si la révolution de 1848 avait vécu 6%
porté ses fruits, s'écrira Hugo en 1855, si la
république fut restée debout, s/, de républi-
que française, elle fût devenue, comme la lo-
gique l'exige, république européenne.,,, que
serait aujourd'hui VEurope ? Une famille.
Les nations sœurs. L'homme frère de l'homme.
On ne serait plus ni français, ni prussien ^ ni
espagnol ; on serait européen '. »
Un premier pas pour atteindre un tel idéal,
c'est d'unifier les nationalités. Telle est la
1. Actes et Paroles, tome II, p. 184.
LA POLITIQUE DE VICTOR HUGO 67
politique extérieure en harmonie avec les
doctrines révolutionnaires. Et ici je ris quand
je vois Victor Hugo anathématiser Napo-
léon III. Il se croit en opposition avec lui.
Or, ils étaient on ne peut mieux faits pour
s*entendre. Ils ont dans le cerveau les mêmes
nuées romantiques, et notamment ils pen-
sent à remanier la carte d'Europe exactement
de la môme façon.
« Désormais, — déclare Victor Hugo au
Congrès de la Paix de 1849, — le but de la
politique grande, de la politique vraie, le
voici : faire reconnaître toutes les nationa-
lités, restaurer l'unité historique des peu-
ples *. » Voilà le principe des nationalités clai-
rement posé. Voyons l'application : « Debout!
s*écrie Victor Hugo. Debout Italie ! debout
Pologne! debout Hongrie ! debout Allemagne^
debout, peuples, pour la liberté \ » Pour
1. Actes et Paroles, tome I, p. 485.
2. Cinquième anniversaire du 24 février. Oavr, cité,
tome II, p. 138.
68 1870
rémancipation de ces peuples, la France doit
être prête à donner son sang. Ah ! si, en 1848,
« la France^ appuyée sur la grande épée de
92, eûl donné aide, comme elle le devait, à
l'Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la
Prusse, à V Allemagne,,, » *. Que Victor Hugo
prenne patience, la France, sous la conduite
de Napoléon III, va travailler à Tunité de TI-
talie et de l'Allemagne.
Donc, il convient de briser les obstacles
qui s'opposent à l'unification des peuples.
D'abord, un avertissement à la papauté. « //
faut que la papauté, déclare Hugo, arbore
ce double drapeau cher à Vltalie : séculari-
sation et nationalité ! Il faut que la papauté
ne se comporte pas de façon à repousser à
jamais les hautes destinées qui V attendent le
jour, le jour inévitable, de V affranchisse-
ment et de Vanité de Vltalie ». »
1. Sixième anniversaire du 24 février. Actes et Pà*
rôles, tome II, p. 178.
3. Séance de la Chambre du 15 octobre 1849. Oavr,
ciUt tomt I, p. 300.
LA POLITIQUE DE VICTOR HUGO 60
Puis menaces à TAutriche. « La potence^
cesl-à'dire V Autriche, debout sur la Hongrie^
sur la Lombardie, sur Milan, sur Venise ;
la Sicile livrée aux fusillades ; l'espoir des
nationalités dans la France détruit,,,, voilà
où nous en sommes * / » Voilà oii nous en
sommes, gémit Victor Hugo. Pas pour bien
longtemps. Napoléon 111 réalisera le vœu de
Hugo. Il s'emploiera à chasser TAutriche de
l'Italie, puis la laissera écraser par la Prusse.
Résultat : l'Allemagne unie aidera la Prusse
à nous écraser.
Menaces ensuite contre la Russie. « Ci-
loyens, il g a en Europe un homme qui pèse
sur V Europe.,. Cethomme s'appelle en poli-
tique V Absolu, et en religion V Orthodoxe.,,
Il torture, comme bon lui semble, des peuples
entiers ; il n'a qu'à faire un signe, et il le
fait, pour vider la Pologne dans la Sibérie,,,
Il tient dans ses mains une croix qui se ter-
1. Séance de la Chambre du 17 juillet 1851. Actes
et Paroles, tome I, p. 453.
70 1870
mine en glaive et un sceptre qui se termine
en knout. » Bref, « Nicolas de Russie [est le
viS'à-vis de la Révolution *. » Ce vis-à-vis de
la Révolution, Napoléon III jettera, Tannée
suivante, Tarmée française contre lui. Résul-
tat : en 1870, la Russie restera sourde à no-
tre appel.
En résumé, 1870-1871, Tunité de l'Italie et
de TAUemagne faites contre nous, comme
conséquence l'Europe entière armée comme
elle ne le fut jamais, tels sont les beaux résul-
tats des rêveries de Hugo réalisées par le rê-
veur Napoléon III.
1. Discours du 29 novembre 1853. i4c^e5 et Paroles,
tome II, p. 96.
CHAPITRE Vil
RESPONSABILITÉ DE NAPOLÉON III
Ceux qui cherchent à innocenter Napo-
léon III du désastre de 70, prétendent en
substance : « Si nous n'avons pas été prêts
en 70, il ne faut pas en incriminer le gou-
vernement impérial. Les vrais responsables
sont V opposition et V opinion. » Certes, op-
position et opinion ont une part de res-
ponsabilité. Je suis le premier à le reconnaî-
tre, comme en témoignent les chapitres pré-
cédents. Mais cette part est loin d'être la
plus lourde. Et il est bon de rappeler ici le
mot du duc de Broglie, déclarant en 1868 :
« Hélas ! nous sommes dans un temps de
sottises ! c'est l'opposition qui les dit, et c'est
le gouvernement qui les fait ^ i> Ceci ne ter
72 1870
sume pas mal la part de responsabilité de
chacun.
Pour innocenter Napoléon III, ses défen-
seurs le prétendent clairvoyant en 1867. Après
Sadowa, Napoléon III a compris qu'il im-
portait de renforcer notre armée ; il Ta dé-
claré, il a élaboré des projets en ce sens. Mais
ces projets se sont heurtés à l'hostilité du
Conseil d'Etat de la commission de la Cham-
bre, des ministres eux-mêmes, si bien que la
loi de 1868, que le gouvernement finalement
présenta et fit passer, se trouva être insuffi-
sante. Peut-on en faire grief à Napoléon III?
Telle est la thèse des défenseurs de l'Empire.
Admettons que Napoléon III ait été clair-
voyant en 1867. Est-ce diminuer sa respon-
sabilité ? Bien au contraire; c'est la rendre
plus lourde encore. Dès lors que Napoléon 111
1. Cité par Darimon dana les Irréconciliables sous
VEmpire^ p. 151.
HR^rONSAr.lMT* DE NAPOLÉON III 73
a vu clair, on n'aurait le droit, devant la ca-
tastrophe, de le décharger de toute faute, que
s'il n'avait échoué dans la réorganisation de
l'armée qu'après avoir mené contre le Par-
lement et l'opinion publique une lutte sans
merci comme celle que Bismarck mena, entre
1862 et 66, contre le Landtag et les électeurs
prussiens. Mais étant donné l'attitude de Na-
poléon III, le montrer clairvoyant, c'est l'ac-
cabler. Car quels efforts le voyons-nous faire
pour imposer ce qu'il jugeait nécessaire à la
défense nationale? Il n'eut que de simples
velléités qui ne se transformèrent en aucun
acte d'énergie.
Direz-vous que de tels actes eussent été
impossibles ou inutiles ? Alors, c'est acca-
bler l'Empire. C'est montrer le gouvernement
impérial obligé, comme un vulgaire parle-
mentaire, de sacrifier les intérêts les plus sa-
crés du pays à ses intérêts électoraux, de
consulter lèvent de l'opinion et d'y abandon-
ner notre barque, quitte à la voir se briser
sur les récifs.
74 1870
Mais Napoléon III fut-il si clairvoyant en
1867 ? Pour le penser, il faut penser alors
qu'il est devenu tout à coup bien terriblement
aveugle en 70. Car, enfin, s'il a jugé la loi
militaire votée en 1868 insuffisante, s'il a es-
timé qu'elle ne nous donnait pas une armée
capable de lutter contre les armées alleman-
des, ne devait-il pas, dans ce cas, tout faire
pour éviter la guerre, ou tout au mjoins, si la
guerre était inévitable, pour gagner du
temps. Or, est-ce ainsi qu'il agit ? Nullement.
Nous le voyons, en juillet 1870, se précipiter
dans la lutte. Ceci n'est explicable que s'il
croyait notre armée prête et assurée de la
victoire. Ou alors, c'est folie ou crime.
Je dis qu'en juillet 70, Napoléon III se
précipite dans la lutte. Il faut rappeler les
faits. On déclare d'ordinaire que c'est Bis-
marck qui nous a acculés à la guerre en fal-
sifiant la fameuse dépêche d^Ems. Cela est
nEspo.^fSABiLiri de napoléon m 75
vrai, en grande partie. En falsiliant (par omis-
sion) cette dépêche, Bismarck la rendait in-
sultante pour la France, alors que, dans son
texte intégral, elle n'avait pas le même carac-
tère. Mais que disait cette dépêche ? que le
roi de Prusse, alors en villégiature à Ems,
après plusieurs entrevues avec notre ambas-
sadeur Benedetti, avait refusé de le recevoir
une dernière fois, et lui avait fait dire qu'il
n'avait plus rien à lui communiquer. Pour-
quoi ce refus ? Ceci nous oblige à rappeler
en quelques mots l'incident Hohenzollern.
Le 2 juillet 1870, la France apprenait la
candidature officielle du prince Léopold de
Hohenzollern au trône d'Espagne, candida-
ture dont on parlait, dans certains cercles,
depuis octobre 1868. Le gouvernement fran-
çais déclare alors qu'il s'oppose à cette can-
didature ; c'est la guerre si elle n'est pas
retirée. Je n'ai pas à entrer ici dans les
négociations relatives à ce sujet. J'arrive tout
de suite au dénouement. Le 12 juillet, le
-prince Antoine de Hohenzollern fait savoir au
76 1870
gouvernement espagnol que « devant les com-
plications que cette candidature paraissait
rencontrer... » il la retire au nom de son fils
Léopold. Comme dit très bien iM. Welschin-
ger, « pour assurer la paix », il suffisait au
gouvernement français « de prendre acte de
cette renonciation ». Mais ici, le gouverne-
ment français semble atteint de folie. Que
prétend-il imposer au roi de Prusse ? Que
celui-ci fasse en quelque sorte des excuses
et s'engage à renoncer pour toujours à la
candidature du prince Léopold. C'était aller
«le cœur léger » au-devant de nouvelles com-
plications. Quand le roi Guillaume reçut, le
13 juillet, le rapport de son ambassadeur à
Paris, relatant son entrevue de la veille avec
le duc de Gramont, dans laquelle avaient été
exposées les nouvelles exigences du gouver-
nement français, il entra dans une violente
fureur. « A-t-on jamais vu pareille insolence?
écrivait-il à la reine Augusta. Il faut que je
paraisse devant le monde comme un pécheur
repentant. » Et, ce môme jour, Guillaume 1*
BESPO.NSABILITÉ DE iNAPOLÉON lU 77
déclarait à notre ambassadeur Benedetti :
« Vous me demandez un engagement sans
terme et pour tous les cas. Je ne saurais le
prendre. » C'est là-dessus que se fit la rup-
ture. Voilà ce qu'il importe de se rappeler,
pour juger la responsabilité de chacun.
Je le répète, après le désistement du prince
Léopold, l'incident pouvait être clos et la
paix assurée, du moins pour le moment.
Bismarck le crut si bien, il considéra si bien
— lui qui voulait à tout prix nous obliger à
la guerre — le retrait de la candidature Ho-
henzollern comme un échec de sa politique,
qu'il envoya par dépêche à son roi sa démis-
sion. Cette démission ne fut pas acceptée, et
Bismarck reprit espoir en voyant le gouver-
nement français se lancer dans de nouvelles
exigences. De ces nouvelles exigences, il al-
lait pouvoir faire sortir ce conflit qu'il dési*
rait.
Tout cela est archiconnu. Si j'ai cru bon
de le rappeler, c'est, encore une fois, pour
montrer que Napoléon 111 n'a certes pas agi
78 1870
alors comme un chef qui aurait estimé son
armée inférieure aux armées allemandes.
Qu'est donc devenue, à ce moment-là, cette
clairvoyance dont il aurait soi-disant fait
preuve en 1867?
Si on veut les détails sur ces négociations
franco-prussiennes que je viens d'exposer,
on les trouvera, avec toutes les références
convenables, dans Touvrage de M. Henri
Welschinger, sur les Causes ei responsabili-
tés de la guerre de 1870, Dans cet ouvrage,
l'auteur y résume si parfaitement la respon-
sabilité de Napoléon III que je ne saurais
mieux faire que de citer cette page sugges-
tive. La voici : « Quanl à Vempereur Napo-
léon III, sa responsabilUé nesl pas moins
évidente que celle de ses minisires el de ses
conseillers. Esprit brillant et cultiué, mais en
proie aux rêveries et aux chinièreSt ainsi
RF.*îrO'S«»AnUTÉ DE NAPOLÉON 111 79
quaux contradictions les plus surprenantes^
s'ingéniant à créer lui-même autour de la
France des États puissants qu'il croyait faire
graviter dans son orbite tutélaire, ayant
formé une Italie qui devait l'étonner lui-même
par son ingratitude, ayant laissé écraser le
fidèle Danemark et amoindrir l'Autriche
qui aurait pu être pour nous une alliée sûre
et utile, ayant fait les affaires de la Prusse
qui lui semblait incarner l'avenir, et quel
avenir ! il ne s'apercevait pas qu'il sapait
l'œuvre de nos meilleurs ouvriers politiques
et allait bientôt renverser l'édifice tout entier.
Ce prince, auquel on prêtait des conceptions
mystérieuses et grandioses, avait parfois de
prodigieuses ingénuités. Il croyait à des fan-
tômes comme la solidarité internalionale et
à la reconnaissance des nations bien nanties :
« Nous descendons doucement vers la cataracte
du Niagara, écrivait déjà Lamartine à son
ami Dargaud, le ^janvier 1861. Dans deux
ans, sauve qui peut ! Vous savez ma pensée
sur l'unité italienne, prélude de l'unité allC"
80 1870
mande, deux slupidilés et deux trahisons
commises par des Français ! Jamais le quos
vult perdere dcmentat n*aété aussi évident '. »
Voilà pour la diplomatie. Etquant à la pré-
paration à la guerre contre la Prusse, voici
ce qu'en écrit M. Welschinger: «L'emperear
acceptait ridée de cette guerre^ mais sans rien
tenter de sûr pour rendre ta guerre efficace.
Il commençait des réformes qu'il n était pas
en état de faire aboutir ; il entreprenait des
préparatifs quil ne pouvait mener jusqu'à
leur achèvement normal ; il n'arrivait pas à
dompter r inertie ou le mauvais vouloird'une
majorité plus occupée de ses intérêts électo-
raux que des intérêts du pays. Il essayait, il
est vrai ^ secrètement auprès d'elle des dé"
marches qui^ malgré son insistance, n'abou^
lissaient pas, car il ne se faisait ni obéir, ni
craindre, et trouvait dans ses propres con^
seils des hommes qui se mettaient en travers
1. La guerre de i870, Cuuset et respons^Hitis^
par Henri Wclschingcr, tome I, p. 33.
RFSPONSABILITÉ DE NAPOLÉON 111 81
de ses meilleurs desseins. Il complaît aveuglé-
ment sur la neutralité des Etats du Sud, où
cependant les agents de Bismarck faisaient
croire que la France était le seul obstacle à
l'unité allemande. Il négociait des projets d'al-
liances qui demeuraient malheureusement à
Vétat d'ébauches. Il se contentait des lettres
majestueuses d'un empereur ou d'un roi, au
lieu de traités formels,,. Il flattait l'Italie, en
même temps qu'il la froissait. Il faisait des
avances sans portée à l'Autriche qui n'osait
croire à la sincérité absolue de ses desseins
et redoutait toujours quelque mauvais coup
préparé dans l'ombre contre elle. Il parais-
sait compter sur la bienveillance loyale de la
Russie, dont il contrecarrait la politique en
Orient, sourd à des invites de sa part qui,
bien comprises, eussent peut-être pu déconcer^
ter les plans des Prussiens \ »
Et voici la conclusion, qui est écrasante
pour Napoléon III : « Jouet de ses propres
1. Onvr. cité^ p. 35.
Montesquiou, 18 ;0. i
82 1870
caprices el de ses velléiléSy dupe de ses con-
seillers et de ses amis, il menait le pays vers
une guerre fatale, sans vues déterminées,
sans ressources suffisantes, sans appuis ex-
térieurs. »
CHAPITRE VIII
NAPOLÉON 111 ÉTAIT AVERTI
Les hommes de l'opposition, je l'ai montré,
ont agi avec le pire esprit de parti, sans avoir
égard aux intérêts de la Patrie. Ils ont été
ou fous, ou stupides, ou criminels. C'est en-
tendu. Et ce qu'ils ont dit ou fait aurait dû
les écarter à jamais du gouvernement de la
France. Mais il y a une excuse qu'ils pour-
raient pourtant à la rigueur présenter : « Nous
ne savions pas. Nous ne connaissions pas les
forces de la Prusse, nous ignorions ses formi-
dables préparatifs. » Or, une telle excuse est
impossible au gouvernement impérial. Na-
poléon III a été averti, et très exactement
averti, notamment par deux militaires, le co-
lonel Stoffel et le général Ducrot. il a été
8V
averti delà supériorité de Tarmée allemande,
en effectif, en rapidité de mobilisation, en
armement. Il a été averti du danger inévita-
ble de la guerre, auquel on ne pouvait parer
que par des préparatifs équivalents aux pré-
paratifs prussiens. Il a été averti que la ré-
organisation de Tarmée par la loi de 1868
nous laissait en infériorité. Bref, il a été on
ne peut mieux averti du désastre. El ceci
rend sa responsabilité encore plus écrasante.
Le colonel Stoffel fut notre attaché mili-
taire à Berlin de 1866 à 1870. Pendant ces
quatre années, il a envoyé au gouvernement
français des rapports qui sont remarquables
de clairvoyance. Ces rapports ont été souvent
cités *. Si j'y reviens, c'est qu'ils mettent en
relief les fautes de l'Empire que certains
voudraient effacer.
Le colonel Stoffel ne se lasse pas de faire
l'éloge de l'armée prussienne, ceci pour met-
1. Rapports militairei écrit! de Berlin, 1866-1870,
par le colonel Baron Stoffel
NArOT.ÉON 111 ÉTAIT AVERTI 85
tre en garde le gouvernement français. Tous
les efforts sont dirigés vers l'armée, dé-
elare-t-il, tous les honneurs lui sont réser-
vés. « Quels que soient les défauts qu'on
puisse trouver à l'organisation militaire de
la Prusse, — écrit-il notamment, — comment
ne pas admirer ce peuple qui, ayant compris
que pour les Etats, comme pour les individus,
la première condition est d'exister, a voulu
que r armée fût la première, la plus honorée
de toutes les institutions, que tous les citoyens
valides participassent aux charges et à l'hon-
neur de défendre le pays ou d'augmenter sa
puissance, et que ceux-là fussent par-dessus
tout estimés et considérés ? » Et, en note, il
ajoute : « J'ai déjà dit qu'en Prusse, tous les
honneurs, tous les avantages, toutes les faveurs
sont pour l'armée ou ceux qui ont servi *. »
L*armée n'est pas seulement honorée, elle
est admirablement préparée. « Je ne saurais
trop insister sur les soins incessants qu'on
1. Rapport du 23 avril 1868, p. 101.
80 1870
prend ici pour être, à un moment quelconque»
en mesure de faire la guerre avec le plus de
chance possible de succès. La langue alle-
mande a môme un mot : kriegsbereiischafl,
pour exprimer cet état de préparation où doit
se trouver constamment une armée qui com-
prend véritablement sa mission. Tenir Tar-
mée continuellement prête pour la guerre,
et cela sans négliger un seul des nombreux
détails que cet état comporte, tel est le but
vers lequel tendent avant tout les efforts du
gouvernement prussien '. »
A qui est due cette admirable préparation?
Surtout à Vinfluence considérable et per-
sonnelle du Roi. C'est lui « qui, pendant
vingt ans, comme prince et pendant dix ans,
comme régent ou comme roi, a donné tousses
soins à Tarmée, avec une sollicitude, une
passion, une bonne humeur telles qu*il en a
fait un instrument redoutable » *.
1, Rapport du 12 décembre 1863, p. 263.
2. Rapport du 22 juillet 1868, p. 201.
NAPOïÉON 111 ÉTAIT AVERTI 87
Et quel est le résultat ? G*est que cette ar-
mée nous est supérieure en presque tout.
L'artillerie d'abord. « Il faudrait en prendre
notre parti si la guerre venait à éclater : le
matériel d'artillerie prussien est très supé^
rieur au nôtre \ » L'état-major. « 11 faut le
proclamer bien haut, comme une vérité écla-
tante : l'état-major prussien est le premier
de l'Europe ; le nôtre ne saurait lui être com-
paré '. » Les effectifs. Les forces allemandes
sont dénombrées dans les rapports du 23 avril
et du 24 juin 1868. Elles sont calculées à
955.000 hommes pour la Confédération de
l'Allemagne du Nord, et à 128.000 hommes
pour l'Allemagne du Sud. Ne tenant compte
que de la Confédération du Nord, — car on
ne savait encore ce que ferait le Sud, — le
colonel StofTel s'écrie : « On est presque ef-
frayé de songer que nous avons à nos portes
1. Rapport du 23 avril 1868 intitulé : Supériorité do
l'armée prussienne, p. 107.
2. Même rapport, p. 112.
88 1870
une puissance rivale qui nous trouve pour le
moins incommodes, quoi qu'on en puisse
dire, et qui, par suite d'une organisation dont
elle ne peut se départir, dispose de plus de
900.000 soldats, tous rompus au métier des
armes. J'insiste et je répète : tous rompus
au métier des armes ; car il ne s'agit ici ni
de gardes nationaux sédentaires, ni de gar-
des nationales mobiles, mais bien de soldats
qui servent tous pendant trois ans, ou qui,
après avoir servi, sont entretenus et confir-
més par des exercices annuels jusqu'à l'âge
de trente-deux slus. Dès lors, ei abslraclion
faite de notre infériorité sous tant de rap-
ports, comment lutterons-nouSyavec les quel-
ques centaines de mille d'hommes seulement
dont se compose notre armée, contre des effec-
tifs doubles et même triples des nôtres et si
fortement constitués f *»
Reste la mobilisation. « Il faut nous le
tenir pour dit, déclare le colonel StofTel :
1. Rapport du 28 février 1870, p. 403.
NAPOLÉON 111 ÉTAIT AVERTI 83
nous ne surprendrons pas la Prusse. Son or-
ganisation militaire, qui lui permet de con-
centrer sur nos positions, en vingt ou vingt-
cinq jours, plusieurs armées de 100.000
hommes chacune ; la vigilance du gouverne-
ment qui préside à ses destinées; sacroyancc
dans la probabilité d'une lutte suprême avec
la France, sont autant de raisons pour que
nous la trouvions toute préparée à Theure
où éclatera le fatal conflit \ »
En résumé, la guerre est inévitable * ; il
faut pour répondre aux préparatifs de la
Prusse que la France soit« armée jusqu'aux
dents » • ; au lieu de cela, la France est frap-
pée d'un funeste « aveuglement » * ; la loi
votée en 1868 est insuffisante * ; et le résul-
tat est que la Confédération de V Allema-
gne du Nord disposera de 1 million de soldais
1. Rapport du 12 août 1869, p. 315.
2. Même rapport.
3. Rapport du 23 février 1870, p. 386.
4. Rapport du 12 août 1869, p. 316.
5. Même rapport.
90 1870
inslriiilSj disciplinés ei forlement organisés^
lorsque la France en compte à peine 300.000
à 400.000 ».
Voilà ce que le colonel Stoffel prédisait au
gouvernement impérial. On sait comme ses
prédictions se sont réalisées à tous les points
de vue.
J'ai dit qu'un autre officier jeta un cri d'a-
larme qui, hélas ! ne fut pas plus écouté.
C'est le général Ducrot. Commandant la
6* division, à Strasbourg, de 1865 à 1870, le
général Ducrot était bien placé pour surveil-
ler ce qui se passait alors au delà de la fron-
tière. Les lettres qu'il écrit concordent exac-
tement avec les rapports du colonel StolTel».
La guerre est inévitable : « A moins d'être
aveugle, il n'est pas permis de douter que la
1. Rapport du 12 août 1869, p. 324.
2. Voir La vie miVi/aire du gétiérAl Ducrot d**près.
sa correspondance^ tome II.
NAPOLÉON Ht ÉTAIT AVERTI \)i
guerre éclatera au premier jour *. » Les Alle-
mands nous écraseront sous leurs effectifs
supérieurs de soldats exercés. « Pendant que
nous délibérons et discutaillons, nos bons
voisins les Allemands se préparent avec une
ardeur fébrile ; dès aujourd'hui, ils sont en
mesure de mettre en ligne huit cent mille
hommes et douze cents bouches à feu. Il nous
faudrait faire de grands efforts pour leur
opposer quatre cent mille hommes et trois
cents bouches à feu. C'est une disproportion
vraiment effrayante et qui devrait donner à
réfléchir aux moins clairvoyants et aux plus
optimistes *. » « Notre préparation comparée
à celle de la Prusse est dérisoire et, le jour
où la lutte commencera, nos forces seront à
celles de nos adversaires dans la proportion
de un à trois. En quarante-huit heures, ils
peuvent jeter sur notre territoire de cent vingt
à cent cmquante mill*» hommes, et en onze
1. Lettre du 5 décembre 1866, Ouvr. cit., p. 146.
2. Lettre du 26 février 1867, Id., p. 154.
92 1870
journées, calculées mathématiquement, faire
arriver en ligne cinq cent mille combattants
avec pareil chiffre de réserves en arrière,
pour occuper les forteresses, s'échelonner
sur ies bases d'opération. Nous n'arriverons
cerlainemenl pas à un pareil résultai en onze
semaines ! Il y aura donc un moment où ies
gens qui^ comme moi, sont en première ligne,
se trouveront fort embarrassés *. »
« Notre préparation comparée h celle de
la Prusse est dérisoire », déclare ici le géné-
ral Ducrot. Aussi il se demande si le gou-
vernement français n'est pas « frappé de dé-
mence ». * Il déclare : « Nous n'avons plus
de gouvernement. Dans l'entourage de l'Em-
pereur, c'est une véritable anarchie : aucune
entente entre les ministres, entre les mem-
bres de la famille impériale. L'Empereur,
tout en paraissant comprendre la gravité de
la situation, la nécessité de se débarrasser
1. Lettre du 22 juin 1863, Oavr. cité, p. 351.
2. Lettre du 5 décembre 1866, /(/., p. 146.
\
NAPOr.fOV TIT ÉTAIT AVERTI 93
d*hommes usés et déconsidérés, ne peut se
décider à prendre une grande résolution ; //
se traîne à la remorque des événemenls sans
chercher à les prévoir ^ sans prétendre à les
diriger^. » Le 25 septembre 1869, parlant d'un
projet d'annexion du grand duché de Bade à
la Confédération du Nord, le général Ducrot
déclare encore : « Je crois que les choses con-
tinueront à marcher comme elles marchent
depuis trois ans : l'annexion se fera, et nous
regarderons faire ; l'Impératrice se promè-
nera, recueillera des triomphes, des ova-
tions, fera dépenser beaucoup d'argent à ses
illustres hôtes, en dépensera beaucoup. Pen-
dant ce temps, l'Empereur fumera des ciga-
rettes, se frisera la moustache ; Forcade de
la Roquette se cramponnera à son porte-
feuille, Rouhor guettera un tour pour faire
sa rentrée au pouvoir, la révolution conti-
nuera à faire son chemin, et, un beau jour ^
la Prusse^ devenue l'arbitre de l'Europe,
1 Lettre du 9 novembre 1867, Onvr, cité, p. 196.
1)4 1870
mellra son talon sur la France , annexant au
grand Empire germanique la Lorraine et
l'Alsace^ tandis que le désordre et Vanarchie
bouleverseront notre pauvre pays *. »
De telles lettres sont prophétiques. Certes,
ces lettres, qui sont adressées aux uns et aux
autres, n'ont pas toutes été connues de Na-
poléon III, comme les rapports du colonel
StofTel. Mais il en a connu la substance. Le
général Ducrot s'est arrangé, en effet, pour
que son cri d'alarme fût entendu de l'Empe-
reur. Ce cri a été entendu, mais non écouté.
« Tout, absolument tout ce que j'avais prévu
se réalise, écrivait le général Ducrot, le
13 août 1870 ; le plan de campagne que sui-
vent les Prussiens est exactement celui que
je traçais dans dix rapports adressés à l'Em-
pereur, au ministre, dans les conférences
auxquelles j'assistais à l'École d'artillerie !
Si l'on avait daigné m'écouter quelque peu,
nous n'en serions pas réduits au misérable
1. Ouvr. cit., p. 321.
KAFOLÉO.N m ÉTAIT AVERTI 95
rôle que nous jouons en ce moment «. » Et le
soir de Sedan, Napoléon III reconnaissait de-
vant le générai Ducrot : « Vos pressentiments
sur les intentions de la Prusse, ce que vous
m'aviez dit de ses forces militaires et du peu
de moyens que nous aurions à leur opposer y
tout cela n'était que trop vrai ; f aurais dû
tenir plus compte de vos avertissements et de
DOS conseils •. »
Il ne servait plus à rien de déplorer. Il
fallait prévoir. Et si gouverner, c'est prévoir,
on peut dire que, dans les années qui précè-
dent 1870, la France a subi le plus criminel
des gouvernements. Ce gouvernement n'a
rien prévu, et pourtant, on le voit, il était
dûment averti.
1. Ouvr. cit., p. 381.
3. Journée de Sedan, par le général Ducrot; p. 43.
CHAPITRE IX
LA GARDE MOBILE
Quelle est exactement la loi militaire dis-
cutée en 1867-1868, à propos de laquelle
Topposition a débité les sottises criminelles
que j'ai relevées, qui néanmoins a été votée,
et qui soi-disant devait nous mettre en me-
sure de répondre victorieusement à Tattaque
de la Prusse, voilà ce que je crois à présent
utile d'exposer pour poursuivre notre re-
cherche des responsabilités.
En 1866, par sa victoire sur l'Autriche, la
Prusse se révélait un adversaire redoutable.
De plus, le gouvernement français avait été
obligé de reconnaître que notre armée, —
pour diverses causes, parmi lesquelles on
peut signaler une cause matérielle : Texpédi-
Montetquiou, 1870. 7
t)8 1870
lion du Mexique et une cause morale : l'in-
curie générale, — que noire armée donc se
Irouvait alors 1res affaiblie. En 1866, noire
« désorganisation », écrit G. Rothan *, en
était « arrivée au point de ne pouvoir mettre
en ligne qu'une quarantaine de mille d'hom-
mes ». Écoutez, d'autre part, cette anecdote
qu'il rapporte et qui en dit long : « Je m6
rappelle le triste tableau que me faisait, en
1867, M. le général Ducrot, lors de l'affaire
du Luxembourg. Il me disait en être réduit
à fermer les portes de Strasbourg, sous pré-
texte de réparation aux ponts-levis, mais, en
réalité, pour se mettre à l'abri d'un coup de
main de la part des Allemands. La guerre
était imminente, et il n'y avait pas un canon
sur les remparts, toutes les batteries étaient
démontées, les pièces et les affûts étaient en-
1. La Politique française en i866, par G. Rothan,
p. 23 1 . ( Rothan et ai t, dans les années qui précèdent 1870,
notre consul général à Hambourg. Il a surveillé de
près les armements de la Prusse et a rensei^é le
gouvernement français.)
LA GARDE MOBILE 99
tassés pêle-mêle à l'arsenal ; il aurait fallu
plusieurs mois pour mettre la place en dé-
fen se . »
Devant l'avertissement donné par la vic-
toire prussienne, impossible de ne pas s'aper-
cevoir qu'il fallait une réorganisation com-
plète de notre armée. Vers la fin de 1866,
Napoléon III convoqua donc, pour s'occuper
de cette question, une Haute Commission
composée des ministres, des maréchaux et
de plusieurs généraux.
Le recrutement était alors régi par la loi
de 1832. En voici les principales disposi-
tions : contingent établi chaque année par
une loi. Tirage au sort pour déterminer les
jeunes gens de la classe qui feront partie de
ce contingent, les autres étant définitivement
libérés de tout service militaire. Remplace-
ment facultatif pour ceux qui seront incorpo-
rés. Durée du service, sept ans. Séparation
du contingent en deux parties. La première,
1 . Ouvr, cité, p. 228.
100 1870
plus ou moins nombreuse, suivant le budget
alloué, est seule incorporée. L'autre reste
dans ses foyers, à titre de réserve. Elle peut
être appelée à Tactivité par une simple or-
donnance, et peut être soumise, entre temps,
à des revues ou des exercices.
En 1855, r « exonération » avait été subs-
tituée au « remplacement ». C'est-à-dire
qu'on était exonéré du service militaire, sim-
plement en versant une certaine somme d'ar-
gent à la caisse de dotation de l'armée.
Telle était la loi devant laquelle allait se
trouver la Haute Commission réunie par Na-
poléon III.
Quelle fut l'attitude de cette Commission?
La voici parfaitement résumée : « Les mem-
bres militaires de la Commission, bien que
différant entre eux sur le choix des moyens,
posèrent en principe qu'il fallait arriver à ce
que la France pût disposer d'w/im////o/i d'hom-
mes exercés^ répartis en armée active, ré-
serve et armée territoriale. Mais les membres
poliliques représentèrent à l'Empereur que le
LA GARDE MOBILE 101
*
pays ne comprendrait pas un tel accroisse-
ment de charges survenant en pleine paix,
surtout au moment où la France se préparait
à recevoir pour hôtes, à l'occasion d'une
grande Exposition, tous les souverains de
l'Europe *. »
Les militaires se plaçaient au point de vue
défense nationale^ les politiques au point de
vue électoral. Pour complaire à ces derniers,
l'Empereur élabora alors avec le maréchal
Niel un projet dans lequel les efYectifs jugés
nécessaires se trouvaient atteints, grâce à l'ins-
titution d'une garde mobile. La garde mobile
devait être formée de tous les jeunes gens de
la classe qui, reconnus bons pour le service,
ne seraient pas, pour une raison ou une autre,
compris dans le contingent. Ils ne pourraient
être appelés à l'activité qu'en cas de guerre.
En temps de paix, ils se trouveraient astreints
à quelques exercices, chaque année. Malgré
1. La Guerre de 1 870^ rédigée à la section histori-
que de l'état-major de l'Armée, tome I, p. 2.
102 1870
l'opposition de la plupart des militaires, c'est
ce projet qui fut adopté par la Commission.
De la Commission, le projet fut renvoyé
au Conseil d'Etat, qui le vota sans grandes
modifications. De là, il passa devant la Com-
mission nommée par l'Assemblée législative,
qui lui fit subir une plus grave amputation.
Le projet primitif donnait au gouvernement
le droit de convoquer la garde mobile, chaque
année, pour une période de quinze jours. La
commission de la Chambre consentit à ces
quinze jours d'exercices, mais en les ren-
dant inutilisables. Elle interdit, en effet, toute
convocation entraînant un déplacement déplus
d'une journée.
Le projet tel qu'il fut présenté par la Com-
mission de la Chambre fut voté par 200 dé-
putés contre 60 et par 126 sénateurs contre 1.
Si ce projet était insuffisant, il ne faut donc
pas en rejeter, comme certains cherchent à le
faire, toute la responsabilité sur l'opposition.
11 faut en accuser d'abord les membres/>o/i-
iiques de la Haute Commission nommée par
LA GARDE MOBILE 103
l'Empereur, ensuite la Commission nommée
par la Chambre. Mais voilà: ceci, r'est remon-
ter jusqu'à Napoléon III, ce que certains veu-
I lent éviter. A la Commission qu'il avait réu-
nie, l'Empereur n'avait qu'à imposer sa
volonté (s'il en avait une). Tout au moins, il
n'avait qu'à soutenir plus fermement qu'il ne
l'a fait les membres compétents de cette
Commission, les militaires. Quant à la com-
mission de la Chambre, qui lui avait donné
le pouvoir de se mettre en travers des mesu-
res de salut public, si ce n'est Napoléon III
lui-même ?
Les critiques contre cette institution ^ '
garde mobile — je pai i
gens compétents — ne manquèrent pas. ue
rappellerai seulement celle des deux militai-
res, dont j'ai déjà parlé et dont les aveiiisse-
ments furent prophétiques, le colonel StolTel
104 1870
et le général Ducrot. Parlant de ce qu'on
pensait en Prusse de la nouvelle loi militaire
française, le colonel Stoffel écrivait : « La loi
ne permet pas de donner à la garde nationale
mobile la moindre instruction militaire. Aussi
est-elle regardée dans son ensemble comme
un non-sens ou comme une loi avortée qui,
loin de rien ajouter à la puissance de la
France, ne produira, au contraire, qu'un af-
faiblissement de ses ressources... Car quelle
instruction militaire voulez-vous qu'on puisse
donner à un homme qui dans la plupart des
départements, et en une seule journée^ aursi
deux ou trois lieues à faire, le matin, pour
se rendre de son domicile au lieu de réunion,
autant à faire, le soir, pour retourner chez
lui, et qui, de plus, sera obligé, dans celle
même journée, de se rendre aux appels, aux
rassemblements de toute sorte, aux distri-
butions d'armes, aux distributions d'effets,
etc. ? Ne voyez-vous pas qu'il y a impossibi-
lité matérielle à trouver, dans cette même et
unique journée, un quart d'heure pour le
LA GARDE MOBILE 105
consacrer aux exercices proprement dits ?...
\insi, notre nouvelle loi de réorganisation
militaire, en ce qui concerne la garde natio-
nale mobile, est condamnée d'avance par le
bon sens le plus vulgaire. Et pourtant, cette
loi a été votée par les Chambres I On a donc
vu, chose à peine croyable, une grande na-
tion se donner solennellement, par l'organe
de ses représentants, une augmentation de
500.000 hommes pour la défense du pays, et
s'enlever, en même temps, d'un même trait
de plume, pour ainsi dire, les moyens de
leur faire acquérir la moindre instruction
militaire. Je doute qu'aucune Assemblée,
dans aucun pays, ait jamais donné une preuve
aussi flagrante d'inconséquence et de légè-
reté '. » Critiques semblables chez le géné-
ral Ducrot ".
1. Rapports militaires écrits de Berlin. Rapport du
12 août 1869, p.290, 292 et 296.
2. La Vie militaire du général Ducrot, d'après sa
correspondance, tome II. Lettres du 31 décembre 1867
et 17 janvier 1868, p. 200 et 209.
100 1870
Quant au maréchal Niel, que pensait-il de
cette loi ? Remarquons d'abord qu*il s'était
primitivement montré partisan, avec les au-
tres membres militaires, du projet réorga-
nisant Tarmée et augmentant les effectifs,
sans le recours à la garde mobile. Ce n'est
que devant l'opposition des membres civils
qu'il avait élaboré le projet qui porte son
nom. Ce projet avait été en partie dénaturé
par la Commission de la Chambre. Cependant,
telle que la loi fut votée, le maréchal Niel
l'accepta. Publiquement, il montra même à
son égard un certain optimisme. « Notre ar-
mée, avec la nouvelle loi, déclarait-il, par
exemple, sera plus forte qu'elle ne l'a jamais
été, et elle correspondra parfaitement aux
circonstances dans lesquelles nous nous trou-
vons*. » « Si je suis parvenu à vous démontrer
d'abord, déclarait-il encore, que la loi n'im-
pose aucun fardeau nouveau aux populations,
qu'elle apporte, au contraire, un allégement,
1. Séance de la Chambre du 31 décembre 1867.
LÀ GARDE MOBILE 107
ensuite, qu'au point de vue de son efficacité
pour la guerre, elle donne des forces consi-
dérables, inconnues, il faut le dire à notre
pays, il me semble que l'Empereur a eu une
heureuse inspiration *. » Mais ceci semble
bien être, chez le maréchal Niel, de l'opti-
misme de commande. Car, d'après son his-
torien, le Commandant de La Tour, l'attitude
n'était pas la même dans le privé. « On a vu,
écrit le commandant de La Tour, dans les
discours du maréchal, que, pour rassurer
l'opinion publique, il ne voulaitpas laisser per-
cera la tribune le découragementqu'il éprou-
vait. Mais, dans l'intimité, au milieu de ses
aides de camp, de ses officiers d'ordonnance,
il donnait libre cours à ses appréhensions.
Un de ses anciens officiers d'ordonnance (le
général comte des Garets), témoin de tous
ces événements, a bien voulu, dernièrement,
nous donner ses impressions personnelles
sur cette émouvante période de la vie du ma-
1. Séance du Sénat du 28 janvier 1868.
108 1870
réchal... « Son ministère (c'est le général
des Garets qui parle) a été une lutte perpé-
tuelle, tant dans ses débats parlementaires
que contre l'Empereur, très fatigué, sceptique,
et entouré de courtisans qui lui disaient que
tout était pour le mieux dans le meilleur des
mondes. Le maréchal, un soir, après une de
ces séances de lutte qu'il soutenait devant le
Corps législatif, me racontait les efforts sté-
riles qu'il avait faits pour bien faire compren-
dre à ses auditeurs comment l'armée prus-
sienne était organisée, leur en donnant tous
les détails : « Ils n'avaient pas l'air d'écou-
ter », ajouta-t-il, et, achevant de se soulager
dans le récit qu'il faisait de ses efforts, il s'é-
cria : « Vous verrez ! les Prussiens feront sur
« nous le bond de la panthère ! * »
Voici, d'autre part, ce qu'écrit G. Ro-
than ■ : « Le maréchal Niel était un cœur pa-
1 . Le Maréchal Niel, par le commandant G. de La
Tour, p. 290.
2. A/faire du LuxemhouKj, par G. Hothan, p. 265.
LA GARDE MOBILE 109
triotique et une vive intelligence. Il ne recula
pas devant la tâche que l'Empereur lui impo-
sait tardivement. Il devait succomber à la
peine. 11 affirmait le succès sans y croire, il
tenait à relever le moral de l'armée... Mais,
dans rintimité, en présence de ses aides de
camp, il ne cachait pas ses tristesses. Il leur
disait que jamais il ne donnerait à l'Empe-
rear le conseil de faire la guerre sans alliés
ci qu'il se ferait couper en quatre, plutôt que
de lui permettre de la provoquer. »
En 1870, le maréchal Niel était mort. Et
Napoléon III se lançait dans la guerre sans
s'être assuré aucun allié I
CHAPITRE X
LES EFFECTIFS EN 1870
J'ai résumé, dans le chapitre précédent, la
loi de 1868, instituant la garde mobile.
Qu'est-ce qu'on comptait faire en cas de
guerre de cette garde mobile qui, même si
on Teût soumise aux quinze jours d'exercices
annuels projetés, n'aurait jamais formé qu'une
troupe assez inexpérimentée ? On comptait
l'employer à « garder les places fortes » et à
« maintenir l'ordre à l'intérieur », afin de dé-
charger d'autant les soldats de l'active et de
la réserve.
En fait, quel fut le sort de la garde mo-
bile ? Elle ne fut même pas organisée. L'in-
terdiction, dont j'ai parlé précédemment, de
soumettre ceux qui en faisaient partie à des
112 1870
déplacements de plus d'une journée, rendait
de vrais exercices impossibles. De plus, les
quelques essais que Ton tenta ne furent pas
heureux. Voici, par exemple, ce qu'écrivait
le général Ducrot, à la date du 14 septem-
bee 1869 : « J'ai vu notre ministre de la Guerre
(le maréchal Lebœuf) ; nous avons longue-
ment causé et il ne m'a pas dissimulé qu'il
trouve bien lourd l'héritage de son prédéces-
seur... C'est d'abord la garde nationale mo-
bile qui est l'objet de ses préoccupations.
« C'est, me disait-il, une école d'indiscipline
et de désordre, une source de folles dépen-
ses. Croiriez-vous que déjà nous dépassons
de vingt-cinq millions le chiffre des sommes
votées au budget pour cette portion de notre
état militaire, et que le maréchal Niel avait
pris l'engagement devant la commission du
budget de réduire d'autant les dépenses de
l'armée active I Les réunions qui avaient été
commencées à Paris ont donné lieu aux scè-
nes les plus scandaleuses ; ce sont de vérita-
bles farces pour les exécutants comme pour
LES EFFECTIFS EN 1870 113
les spectateurs, ridicules en attendant qu'el-
les deviennent dangereuses. Il était grand
temps d'y couper court ; aussi n'ai-je pas hé-
sité à demander qu'elles fussent définitive-
ment suspendues... Nous devons réserver
toutes les ressources du budget pour Ten-
tretien et l'instruction d'une bonne et so-
lide armée qui, en définitive, sera toujours
destinée à donner ou à recevoir le premier
choc qui, presque toujours, décide du sort
d'une campagne *.»
Finalement, le maréchal Lebœuf déclarait
à la Chambre, peu de temps avant la guerre,
que la garde mobile « n'ayant pu parvenir à
s'organiser, ne figurait sur les contrôles que
pour mémoire ».
Qu'en était-il du reste de nos forces ?
La loi de 1868 avait établi ainsi le recrute-
ment : fixation du contingent, chaque année,
par une loi. Tirage au sort pour déterminer
1. Là Vie du général Dacrot d'après sa correspond
dancey tome II, p. 317,
Montesquiou, 18701 §
114 1870
ceux qui feraient partie de ce contingent.
Remplacement admis. Institution d'une garde
mobile comprenant tous ceux qui, reconnus
bons pour le service, n'entraient pas pour
une raison ou une autre dans le contingent.
Séparation du contingent en deux portions,
dont l'une passait cinq ans et l'autre cinq
mois seulement sous les drapeaux. Durée du
service : cinq ans dans l'armée active, quatre
ans dans la réserve (celle-ci ne pouvant être
appelée qu'en temps de guerre) ; dans la
garde mobile, cinq ans.
Cette loi, d'après les calculs, devait, quand
elle aurait produit son plein effet, c'est-à-dire au
bout de huit ans, nous donner 1.200.000 hom-
mes ; 400.000 hommes d'activé, 400.000 de
réserve et 400.000 de garde mobile.
En fait, sur quels effectifs pouvions-nous
compter au moment de la guerre ? Écoutons
le gouvernement : « Rappelons ici ce qui a été
fait ; le tableau est assez grand pour* se pas-
ser de commentaires : une armée de ligne de
7b0.000 hommes disponible pour la guerre.
LES EFFECTIFS EN 1870 115
Près de 600.000 hommes de garde mobile.
L'inslruciion, dans loules ses branches, pous-
sée à un degré inconnu jusqu'ici ; nos règle-
ments militaires remaniés et mis en rapport
avec les exigences nouvelles... 1.200.000 fu-
sils fabriqués en moins de dix-huit mois. Les
places mises en état et armées, les arsenaux
remplis, un matériel immense, prêt à suffire
à toutes les éventualités quelles qu'elles soient.
Tous ces grands résultats obtenus en deux
années. » Voilà ce qu*on peut lire dans le
Journal officiel du 17 août 1869 ! Déjà, le
18 janvier de cette même année, à la rentrée
du Parlement, dans son discours aux séna-
teurs et députés, Napoléon III avait déclaré :
La loi militaire et les subsides, accordés par
itre patriotisme, ont contribué à affermir la
yjnfiance du pays et, dans le juste sentiment
de sa fierté, il a éprouvé une réelle satisfac-
tion le jour ou il a su qu'il était en mesure
de faire face à toutes les éventualités... Le
but constant de nos efforts est atteint : les
ressources militaires de la France seront dé-
116 1870
sormais à la hauteur de ses dcslinées dans le
monde *. »
Tout ceci est misérable illusion, mensonge
ou bluff. Mais de telles assurances données
par le gouvernement n'innocentent-elles pas
en partie ceux qui, en 1870, criaient : « A Ber-
lin ! » N'expliquent-clles pas la mentalité de '
ceux qui, devant nos revers, criaient à la tra-
hison ? Le gouvernement leur avait tellement
répété que nous étions prêts sous tous les
rapports, que notre armée était admirable !
Ils ne pouvaient s'expliquer que par la trahi-
son nos défaites répétées.
Après le tableau présenté par le gouver-
nement, voyons quelle fut la réalité. En réa-
lité, nous n'avons pu mettre en ligne qu'un
effectif réel de 264.000 hommes '. Comment
cela se fait-il?L'explicationestsimple. « L'ar-
1. Journal officiel du 19 janvier 1860.
2. Là Politique française en 1866, par G. Rothan.
LES EFFECTIFS EN 1870 117
mée active, écrit le colonel Rousset *, se mon-
tait réellement, swr le papier ^k G39.748 hom-
mes. Mais, en défalquant de ce nombre les
indisponibles et les troupes nécessaires à la
garde de l'Algérie, à la constitution des dé-
pôts et à la division d'occupation de Rome,
on ne trouvait déjà plus que 407.082 combat-
tants. En outre, comme la garde mobile n'é-
tait ni constituée, ni équipée, ni habillée, ni
armée, ni instruite, il fallait prélever tout
d'abord sur l'armée active un chiffre de
7.000 hommesenviron, pour former la garni-
son des places fortes. Restent 350.000 hommes
dont il convient de défalquer la gendarmerie
(19.374 hommes) l'escadron des Gent-Gardes
de l'Empereur (338 hommes), et les services
administratifs (11.830). On voit qu'en tenant
compte des déchets inévitables et des diffi-
cultés inhérentes au rappel des réserves que
l'absence de toute réglementation de détail
1. Histoire générale de la guerre franco-allemande ^
par le lieutenant-colonel Rousset, 1. 1, p. 41.
118 1870
rendait fort aléatoire, il devenait difficile de
tabler sur un nombre rond supérieur à
300.000 hommes, même en comptant large-
ment. C'était là une évaluation que tout \v
monde, j'entends dans le gouvernement, pou-
vait faire, et que personne ne fit. »
En fait, ce chiffre de 300.000 hommes se
trouva être encore au-dessus de la réalité.
C'est que, par suite des défauts et des lenteurs
de la mobilisation, bien des réservistes ne
purent rejoindre. Cette question de la mobi-
lisation avait pourtant été une de celles sur
laquelle le colonel Stoffel et le général Du-
crot avaient particulièrement attiré l'atten-
tion du gouvernement français. J*ai déjà
donné quelques extraits de leurs rapports ou
de leurs lettres sur ce sujet. Voici encore
une lettre du général Ducrot, qui vaut d'être
citée. 11 écrivait, le 17 janvier 1867 : « // est
temps de mettre de côté tout sot amour-pro-
pre, toute folle présomption^ et de profiter
des enseignements que nous donnent les der-
niers événements ; il en est un^ surtout^ sur
I
LKS EFFECTIFS EN 1»70 ll^
lequel on ne saurail Irop médilcr : le 8 mai
1866, le gouvernenienl prussien ordonnait la
mobilisation de ses corps d'armée ; le 19 mai^
tous ces corps d'armée étaient concentrés et
venaient prendre position sur les frontières.
Le \5 juin^ la Prusse signifiait son ultima-
tum à la SaxCy au Hanovre et à la liesse élec-
torale, leur donnant jusqu'au soir pour jj ré-
pondre, Le 16, l'armée prussienne franchissait
la frontière ; le 18, elle faisait son entrée à
Dresde, A'est-ce pas foudroyant ! En qua-
torze jours, cette armée de 240.000 hommes
avait étéportée à 490.000 hommes tous armés,
habillés, équipés, encadrés ! Avec notre or-
ganisation actuelle, nous n'obtiendrons pas
un semblable résultat en trois mois ! Et vous
voulez que je ne sois pas inquiet ! Mais
nous sommes à la merci des événements et
des Prussiens ! Il faut être aveugle pour ne
pas le voir ! * »
1. Cité dans La ffnêrre de / 5 7^, rédigée à la section
historique de l'état-major de l'armée, t. II, p. 15.
120 1870
Cet avertissement ne fut pas plus écouté
que les autres. Je n'entrerai pas dans le dé-
tail des défauts d'organisation dans la mobi-
lisation. Ils ont été souvent exposés. J'arrive
tout de suite au résultat. Le voici : « En quinze
jours, V armée, immobilisée sur la frontière,
faute d' effectifs, ne reçut que 142 détache-
ments, comptant en tout 38.678 hommes ; le
6 aoûl^ 2^ jours après l'ordre d'appel et au
moment même où commençaient les opéra-
tions décisives, la moitié à peine des hommes
portés sur les situations d'effectif lui était
parvenue ! Tel était le triste résultat produit
par notre système de mobilisation, si tant est
qu'un ensemble de mesures aussi incohéren-
tes puisse recevoir la dénomination de sys-
tème \ »
Au contraire, l'organisation militaire de
l'Allemagne « lui permit de mettre les régi-
ments d'infanterie sur le pied de guerre^ en
1 . Histoire générale de la guerre franco^allemandcj
par le lieutenanUcolonel Roustet, 1. 1» p. 113.
LES EFFECTIFS EN 1870 Ul
sept jours environ^ ses troupes de cavalerie
''Il dix jours, celles d'arlillerie en onze
jours *. » Le 3 août, la concentration des trou-
pes allemandes sur notre frontière était ter-
minée. « Dès lors, les forces dont pouvait
disposer le roi de Prusse se montèrent au
chiffre énorme de 5 10.670 hommes ^ » Nou3
n'avions à opposer que « 222.242 hommes.
Plus tard, après le 6 août, cet effectif s'ac-
croîtra de 10.700 hommes par l'arrivée de
plusieurs groupes de renfort. Mais, à ce mo-
ment, les terribles défaites de Wissembourg,
de Spicheren et de Frœschviller auront déjà
ouvert le territoire au flot des ennemis qui
se pressent à nos portes : trois corps d'ar-
mée seront désorganisés, un autre sera en-
tamé fortement, et la mobilisation encore
inachevée, subira de ce fait une perturbation
(profonde qui l'arrêtera presque complète-
ment*. »
1. Oavr, cité, p. 126.
2. /(/., p. 135.
3. /(/., p. 121.
122 1870
En résumé, quels furent les effectifs respec-
tifs? Du côté allemand, « plus de 500.000 hom-
mes avec \. ^00 pièces de canon à lancer enpre-
mière ligne ^ contre 300.000 hommes à peine,
que soutient une artillerie insuffisante et
comme nombre et comme valeur; 160.000 /som-
mes restés dans les dépôts d'Allemagne et desti-
nés à alimenter les troupes de campagne au fur
et à mesure des vides, tandis que la France en
possède à peine la moitié ; enfin, une armée
de deuxième ligne de près de 190.000 hom-
mes, à laquelle nous n'avions rien à opposer
du tout *. »
Tel était le résultat de la « réorganisa-
tion » de notre armée par la loi de 1868. Telle
était la lutte à laquelle TEmpire nous avait
acculés.
1. Oavr. cité, p. 105.
CHAPITRE XI
LE MINISTÈRE OLLIVIER
ET LA
CANDIDATURE HOIIENZOLLERN
Notre armée n'était donc pas préparée en
1870 à lutter contre les forces allemandes.
Dans ces conditions il n'y avait plus qu'une
chance de salut : éviter la guerre ou tout au
moins la retarder. Le ministère- Olliviera-t-il
fait ce qu'il fallait pour cela ? C'est ce que je
vais à présent envisager.
Il existe trois ouvrages importants sur
cette question, écrits tous trois par des his-
toriens consciencieux et impartiaux. Ce
sont : V Histoire diplomalique de la guerre
1Ï4 1870
Franco- Allemande , par Albert Sorel ; tHis-
iolre du Second Empire (tome VI), par
Pierre de la Gorce ; la Guerre de 1870, cau-
ses et responsabilités^ par Henri Welschin-
ger. C^est à ces ouvrages qu'au cours de ce
chapitre, je ferai des emprunts.
Le 30 juin 1870, Emile Ollivier déclarait
à la Chambre : « M. Jules Favre a posé au
gouvernement cette question : « Vous Hes
inquiets ; quelles sont vos inquiétudes, et de
quel côté viennent-elles?... » — Je i Jponds à
r honorable M, Jules Favre que le j^ucerne-
ment n'a aucune inquiétude^ qu à aucune épo-
que^ le maintien de la paix en Europe ne lui
a paru plus assuré. De quelque côté qu'il
tourne ses regards, il ne voit aucune question
irritante engagée.,. Si le gouvernement avait
la moindre inquiétude, il ne vous eût pas
proposé, cette année-ci, une réduction de
10.000 hommes sur le contingent, » Trois
jours après, le 3 juillet, arrivait lu quai
d'Orsay la dépêche de notre ambassadeur à
Madrid, M. Mercier de Lostende, annonçant
LE MINISTÈRE OLLIVIER 125
la candidature du prince Léopold de Hohen-
zollern au trône d'Espagne.
Ce n'était pas la première fois qu'on par-
lait decette candidature. Depuis octobre 1868,
il en avait été question à plusieurs reprises.
Après avoir accepté, le prince Léopold s'était
retiré. Enfin, le maréchal Prim venait de
remporter de nouveau son adhésion, tandis
que le roi de Prusse donnait l'assentiment,
comme chef de famille. On nous avait caché
ces dernières négociations, espérant nous
surprendre par une ratification rapide des
Chambres espagnoles. Elles nous étaient
dévoilées par la dépêche du 3 juillet. « Le
gouvernement français fut pris à l'impro-
viste ; il ne songeait plus à la candidature
ilohenzollern ; la dernière négociation, celle
de 1870, avait échappé, en partie, à la pers-
picacité de ses agents et à l'attention du ca-
binet. Il aperçut une manœuvre combinée
contre lui, et un échec diplomatique qui le
menaçait. Il en avait tant éprouvé déjà ! 11 se
sentait discrédité en France et en Europe ;
120 1870
il comprit qu'une élection prussienne en Es-
pagne fournirait à l'opposition une arme
redoutable. » (Albert Sorel.)
Il existe une version d'après laquelle c'est
Napoléon III lui-môme qui aurait indiqué le
prince Léopold de Hohenzollern au maréchal
Prim, comme il avait indiqué, en 1866, le
frère de ce prince, actuellement le roi Carol,
aux électeurs roumains. Dans ses Mémoires^
le maréchal Randon écrit : « L'Empereur a
été jusqu'au dernier moment partisan de l'al-
liance prussienne. En 1869, au moment de
la vacance du trône d'Espagne, recevant le
général Prim, il lui disait : « Pourquoi ne
prenez-vous pas un prince Hohenzollern, qui
est mon parent ? » Dans le Radical du
5 août 1898, Arthur Ranc, qui cite ce pas-
sage, ajoute : « Cette révélation écrasante
du maréchal Randon n'a jamais été démen-
tie par les écrivains bonapartistes, par les
défenseurs de Napoléon 111 et de sa politi-
que. On s'est borné à faire le silence ; on
s'est bien gardé de discuter sur un fait dont
LE MINISTÈRE OLLIVIER î27
les détenteurs des papiers du maréchal Ran-
don auraient pu fournir la preuve '. » Mais,
comme il n'a jamais été fait allusion à ces
paroles de Napoléon III nulle part ailleurs,
il me semble difficile d'en faire état.
Quoi qu'il en soit, le 3 juillet 1870, tout le
monde est d'accord au gouvernement fran-
çais pour estimer que l'élection d'un prince
allemand au trône d'Espagne est inaccepta-
ble. Il importe de négocier pour arriver au
retrait de cette candidature.
« On pouvait s'adresser à Madrid, où si.
retrouveraient les souvenirs d'une tradition-
nelle amitié : M. de Gramont était trop bon
gentilhomme pour demander compte au fai-
ble de ce qu'il pouvait imputer au fort. Der-
rière l'Espagne était la puissante Prusse.
C'est vers la Prusse qu'incontinent le minis-
tre s'oriente. Vers elle, il se tournera, moins
en homme d'État qui cherche à dissiper un
1. Cité par Richard Cosse dans La France et la
Prusse avant la guerre (Nouv. Librairie Nationale).
128 1870
malentendu qu'en officier qui poursuit une
réparation. » (P. de la Gorce.)
M. de la Gorce, d'une manière générale,
est très dur pour le duc de Gramont. M. de
Gramont était notre ministre des Affaires
étrangères. Il a donc naturellement une grosse
part de responsabilité. Mais, en lisant Tou-
vrage de M. de la Gorce on a le sentiment
qu'il accable le duc de Gramont pour alléger,
si possible, la lourde responsabilité d'Emile
Ollivier. Je sais qu'Emile Ollivier s'est dé-
fendu d'avoir été président du Conseil, décla-
rant que le titre et les prérogatives apparte-
naient à l'Empereur. Mais si, en effet, il
n'avait pas le titre de président, il en avait
l'autorité: « M. Ollivier avait mis trois mois
et plus à former le cabinet du 2 janvier. Il
en avait choisi tous les membres et il avait fait
connaître à l'Empereur quelle serait « sa po-
lilique »... Il entendait si bien avoir une po-
litique personnelle et réduire ses collègues
à la défendre, qu'il amena lui-môme la dé-
mission du comte Daru. » (Welschinger.) Au
LE MINISTÈRE OLLIVIER 121)
comte Daru avait succédé le duc de Gra-
mont.
Devant la candidature du prince Léopold,
le gouvernement français décide donc de s'a-
dresser à la Prusse. Le duc de Gramont fait
exposer à Berlin l'émotion causée en France.
11 déclare à l'ambassadeur de Prusse à Pa-
ris, M. de Werther, que la France ne tolé-
rera pas un prince allemand sur le trône
d'Espagne. Jusque-là rien à dire. Mais voilà!
Pour notre malheur, les Chambres françaises
sont en session. Et c'est devant elles que
l'affaire va être portée. Le parlementarisme
— ce parlementarisme que Napoléon III et
Emile Ollivier ont travaillé à installer — va
jouer, et en grande partie à cause de lui les
ministres commettront les plus folles impru-
dences. Et pendant qu'en Prusse l'affaire sera
menée par deux personnes, le roi et Bismarck,
en France c'est à la tribune du Parlement et
par répercussion dans les journaux et dans
la rue qu'elle sera débattue.
Le 5 juillet, sur la nouvelle que les Cortès
Monlesquiou, 1870. •
130 1870
vont être réunis le 20 du môme mois pour
Télection du roi, un député français, M. Co-
chery, dépose une interpellation. « Elle ré-
pondait aux préoccupations de l'opinion pu-
blique ; mais elle était une faute grave, car,
en portant l'afTaire à la tribune, M. Cochery
et ses amis coupaient court à toute interven-
tion diplomatique de l'Europe. » (Albert So-
rel.)
Devant cette interpellation, les ministres
se réunissent le 6 pour se concerter sur une
déclaration destinée à être lue à la séance
de la Chambre du môme jour. « De la réso-
lution qui serait prise pourrait sortir la guerre.
On mterrogea le maréchal Lebœuf. Le ma-
réchal promit pour Tarmée régulière une
force réelle disponible de trois cent mille
hommes dont deux cent cinquante mille hom-
mes pourraient être entièrement organisés
en quinze jours, et les cinquante mille autres
huit ou dix jours plus tard... A cet effectif
s'ajoutait la garde mobile. Le ministre con-
vint que, dans la plus grande partie du terri-
I
LK ?;iM.STÈnE OLLIVIER 131
toire, elle n^existait que sur le papier ; mais,
par une illusion peu excusable, il parla d'une
force de centvingt mille hommes disponibles
pour une première mobilisation. » (P. de la
Gorce.) Par ses déclarations optimistes et que
la réalité devait si cruellement démentir, le
maréchal Lebœuf est responsable, lui aussi,
en partie, du désastre. Mais après le désas-
tre, le maréchal Lebœuf, du moins, s'est re-
tiré dans le silence. Il n'as pas eu l'impudence
d'Emile Ollivier déclarant qu'il ne cesserait
de revendiquer sa conduite « comme un ti-
tre de patriotisme et d'honneur» *.
La déclaration du 6 juillet lue par le duc
de Gramont, en réponse à l'interpellation Co-
chery, avait été acceptée à l'unanimité par
les ministres, bien que quelques-uns la trou-
vassent dangereuse dans sa forme. Je ne la
transcris pas ici en son entier. J'en donne
seulement la conclusion. « Cette éventualité
(l'insta latioQ d'un prince allemand sur le
:. L'Emçire libéral, t. XIV, p. 607.
132 1870
trône d'Espagne), nous en avons le ferme es-
poir, ne se réalisera pas. Pour Tempêcher,
nous comptons k la fois sur la sagesse du
peuple allemand et sur Tamitié du peuple es-
pagnol. S'il en était autrement, forts de votre
appui et de celui de la nation, nous saurions
remplir notre devoir sans hésitation ni fai-
blesse. » Le ministère Ollivier remporta ce
jour-là le plus beau succès parlementaire qui
soit. Et sans doute voilà à quoi il visait. Cette
dernière phrase que j'ai soulignée, « énergi-
que et menaçante », souleva des applaudis-
sements et des bravos enthousiastes sur tous
les bancs de la majorité et jeta la minorité
dans la stupeur. La séance fut interrompue
de fait pendant plus d'une demi-heure et l'on
put entendre répéter dans tous les groupes
ces mots fatidiques : « C'est la guerre! C'est
la guerre ! » Voilà ce que déclare M. Wel-
schinger présent à la séance. « Combien, écrit
de son côté M. de la Gorce, ne serait pas plus
grand l'enthousiasme des courtisans ! Les
uns très troublés des progrès de l'oppo-
LE MINISTÈRE OLLIVIER i-i3
sition, voyaient dans la guerre un dérivatif;
les autres rêvaient un regain de gloire pour
TEmpire vieilli ; presque tous se flattaient,
dans la transformation des choses, de retrou-
ver leur crédit un peu amoindri. »
Mais si c'était un succès devant le Parle-
ment et devant la Cour, était-ce un succès
pour notre pays? Albert Sorelaécrit : « Dans
cette entreprise fatale, la déclaration du 6
doit être considérée comme le premier désas-
tre de la France. » Et il s'explique : « Le
gouvernement impérial croyait faire de la
grande politique en jetant ainsi le gant à la
Prusse. Il faisait tout simplement le jeu de
son adversaire... Cassante dans la forme,
absolue dans les conclusions, la déclaration
du 6 juillet mettait le roi Guillaume en de-
meure de subir un affront diplomatique ou de
déclarer la guerre. » M. de la Gorce écrit de
son côté : « Le manifeste, par l'âpreté de ses
formes, semblait un premier acte de guerre
plutôt qu'une invitation à négocier. » De
plus, il « livrait à toutes les disputes des hom-
134 1870
mes une affaire redoutable, qui exigeait sur-
tout de la discrétion et de la prudence ».
D'ailleurs, l'opinion là-dessus est unanime.
« Le ministre des Affaires étrangères et le
garde des Sceaux défendirent une déclara-
tion par laquelle on jetait le gant à un voi-
sin devenu un adversaire, sans se douter
qu'ils allaient ainsi au-devant de son propre
désir... Après la lecture de la déclaration,
lord Lyons télégraphiait à lord Granville
« que le ministre français ne s'était laissé
aucune retraite. » (Welschinger.)
Il n'y a qu'Emile Ollivier qui est content
de lui-môme. « Celte déclaration, ose-t-il
écrire, est irréprochable et je la relis après
tant d'années avec satisfaction*.» Sans douto
il pensait aux applaudissements qu'il avait
recueillis ce jour-là. Et cela peint bien l'ef-
froyable « légèreté » de cet homme.
Cependant, quoique la partie fût ainsi très
mal engagée, nous pouvions nous en tirei
1. L Empire libéral^ tome XIV, p. 110.
LK MINISTRRB OLLIVIER !«*«>
encore avec honneur. Les actes ultérieurs du
ministre allaient nous en empêcher.
Je viens de montrer quelle grande faute
diplomatique était cette Déclaration publique
du 6 juillet, qui sonnait la guerre. Et pour-
tant, la guerre, Emile Ollivier ne la voulait
pas. Mais il avait devant lui au Parlement un
parti qui était belliqueux. C'est surtout en
vue de ce parti que la Déclaration avait été
élaborée. Elle était une attitude parlemen-
taire.
Ecoutez ce qu'en a dit le maréchal Lebœuf
devant la Commission d'enquête : « Le Con-
seil était partagé sur la formule. Plusieurs
membres, tout en reconnaissant que la ré-
daction proposée était justifiée par les procé-
dés de la Prusse, trouvèrent la forme trop
vive. Qu'il me soit permis de dire que l'em-
pereur était de cet avis. On modifia la rédac-
tion séance tenante, mais à notre arrivée à la
136 1870
Chambre, nous trouvâmes une grande ani-
mation parmi les députés. Le sentiment pa-
triotique était très surexcité. On se laissa en-
traîner et la rédaction fut lue. » C'est bien
ce que je disais, on se laissa entraîner pour
plaire au Parlement, ou plutôt à une partie
du Parlement, celle qui visait au renverse-
ment du ministère OUivier et que le minis-
tère tenait par conséquent d'autant plus à
conquérir. Tels étaient les effets naturels de ce
régimeparlementairevers lequel Napoléon III
s'orientait depuis 1860 et qu'il venait d'ins-
taller avec l'aide d'Emile Ollivier. En régime
parlementaire, la première préoccupation est
de conquérir des voix. Môme chez les patrio-
tes, — et nous ne tenons pas à contester ce
titre aux ministres d'alors, — les intérêts du
pays ne viennent qu'ensuite *.
1. Je dois faire remarquer que le duc de Gramont»
dans son ouvrage : La France el U Prusse Mvunl la
^oerre.s'élève avec force contre l'asserlion du maréchal
Lebœuf qu'il y aurait eu deux rédactions de la Décla-
ration. Il n'y « eu qu'une seule Déclaration, af firme- t-il»
LE MINISTÈRE OLLIVIER 137
Il serait trop long d'entrer dans le détail
de tous les pourparlers qui ont eu lieu entre
la France et la Prusse. Je les résume très
brièvement. Le 7 juillet, notre ambassadeur
à Berlin, Benedetti, reçoit Tordre de se ren-
dre à Ems,oii setrouve le roi de Prusse. Be-
nedetti est chargé d'obtenir du roi l'affirma-
tion qu'il « n'approuve pas l'acceptation du
prince de Hohenzollern et lui donne l'ordre
de revenir sur cette détermination prise sans
sa permission ».
Quel était l'état d'esprit du roi ? Le roi
ne désirait pas la guerre, — tout au contraire
de Bismarck, — et devant les complications
et c'est celle-là qu'il a lue à la tribune de la Chambre.
Peu importe. Si ce n'est pas à la Chambre que le gou-
vernement s'est «laissé entraîner >, c'est alors au con-
seil des ministres. « Notre déclaration sera modérée,
affirmait Emile Ollivier à l'ambassadeur d'Angleterre...
Elle sera aussi modérée que le permet l'esprit public.»
Eh ! que devient alors la prétention d'avoir été « inac-
cessible » à toute influence, de n'avoir eu aucun
« souci » du qu'en-dira-t-on, de n'avoir agi que de sa
« propre initiativ* » ?
i:;8 1870
qu'entraînait la candidature du prince Léo-
poldjil était disposé à s'arranger, sous-main,
pour qu'elle fût retirée, si on lui permettait
de le faire sans que cela parût de sa part une
reculade.
« Il tombait sous le sens le plus ordinaire,
écrit M. Welschinger, qu'on ne pouvait exi-
ger un retrait public et immédiat du consen-
tement donné par le roi, sous peine d'hosti-
lités prochaines... Il fallait se contenter de la
déclaration par laquelle il se disposait à ap-
prouver la renonciation au trône, si le prince
y acquiesçait... Il convenait d'amener le
prince à se désister en laissant au roi le
temps d'approuver le désistement, sans se
préoccuper d'une agitation factice soulevée
au Corps légistatif par les ultras, et dans la
presse par les faiseurs. Un ministère énergi-
que, et sachant ce qu'il voulait, se fût habi«
lement tiré d'affaire. »
M. de La Gorce écrit de son côté : « La
vraie politique consistait à réclamer le désis-
tement avec une fermeté tranquille et àétayer
I.E yiMSTÊRE OLLIVIER 139
sur l'adhésion des puissances la revendica-
tion. Que si on obtenait la renonciation, la
prudence commandait de prendre aussitôt
acte du résultat, de ne point compliquer une
question d'honneur par des questions d'a-
mour-propre, de ne point paraître remar-
quer les subterfuges plus ou moins disgra-
cieux sous lesquels la Prusse voilerait son
échec. Hanté par le souvenir de Sadowa,
M. de Gramont portait plus haut ses vues.
Il ne se contenterait pas de dénoncer hono-
rablement l'incident, mais il y chercherait
l'occasion d'imposer à la Prusse un recul
public et au roi le désagrément de se déju-
ger. Ainsi, pensait-il, compromettant le fond
pour rendre la forme plus déplaisante et sa-
vourant à l'avance une humiliation diploma-
tique qui serait l'ornement du succès. Le
discours du 6 juillet avait été le manifeste de
ce patriotisme sincère, mais inopportun. Les
instructions expédiées à Ems n'étaient que le
prolongement de la même erreur. »
A cette date, « Guillaume écrivait à la reine
140 1870
Augusta qu'il n'avait pas encore reçu de ré-
ponse à sa communication, ce qui semble
indiquer que le roi avait secrètement invité
le prince Antoine à prier son fils de retirer
sa candidature. Mais il ne Tavouait pas pu-
bliquement, parce qu'il avait lui-même en-
gagé le prince à accepter, et parce qu'il ne
voulait pas paraître faire personnellement
des concessions que le chancelier et le parti
militaire eussent sévèrement blâmées. Enfin,
il ne lui convenait pas de s'incliner devant
dés exigences qui avaient pris l'air d'une me-
nace. » (Welschinger.)
Toujours est-il que le 12 juillet, le gouver-
nement reçoit d'Espagne la nouvelle que le
prince Antoine de HohenzoUem a déclaré au
maréchal Prim retirer, au nom de son fils, la
candidature de celui-ci au trône d'Espagne. Il
donnait comme motif « les complications que
cette candidature paraissait rencontrer et la
situation pénible que les derniers événements
avaient créée au peuple espagnol en le met-
tant dans une alternative où il ne saurait
LE MINISTÈRE OLLIVIER IH
prendre conseil que de son indépendance ».
Le prince Léopold faisait, de son côté, insérer
dans le Mercure de Souabe qu'il renonçait à
sa candidature parce qu'il « était fermement
résolu à ne pas laisser sortir une question de
guerre d'une affaire de famille, secondaire à
ses yeux ». M. Welschinger écrit : « Toute
l'Europe eut connaissance de cette nouvelle
si importante qu'Olozaga avait aussitôt trans-
mise à Napoléon III. C'est ce qu'avait voulu
Guillaume lui-même. Il n'entendait donner
son acquiescement à la renonciation sponta-
née du prince que lorsque celui-ci l'aurait
fait connaître officiellement. Pour assurer la
paix, il suffirait donc de prendre acte de cette
renonciation. On savait par Benedetti que le
roi avait promis d'y acquiescer et que M. de
Werther venait à Paris en apporter l'affirma-
tion certaine. »
Par cette renonciation, la paix semblait si
assurée que Bismarck, de colère, envoyait au
roi sa démission. Pendant ce temps, Emile
OUivier, tout joyeux, arrivait à la Chambre,
14i 1870
la dépêche en main, s'écriant : « Nous tenons
la paix I »
Mais le parlementarisme, si cher à Emile
Ollivier, allait de nouveau faire son œuvre.
« Le parti bonapartiste qui voulait la guerre,
parce qu'il espérait la victoire et, avec elle,
la disparition du parti libéral, se moqua « de
la dépêche du père Antoine » qu'on lui com-
muniquait sans plus de cérémonie. L'impé-
ratrice, à qui Ton porta la dépêche à Saint-
Cloud,la lut avec colère et, devant le général
Bourbaki, s'écria : « C'est une honte! L'em-
pire va tomber en quenouille ! » Les députés
de la majorité blâmaient hautement la cré-
dulité, la faiblesse, la lûcheté des ministres.
Les journalistes s'en mêlaient et n'avaient
pas assez de quolibets pour railler des gens
aussi naïfs... Les amis empressés du cabinet
lui montraient Textrôme-droite toute prête à
profiter de ses hésitations pour le renverser.
S'il disparaissait, son œuvre constitutionnelle
toute récente n'allait-clle pas sombrer avec
hii ? Au moment de la première Révolution,
LE MIMSTÈRE OLLIVICR 143
les Girondins avaient fait la guerre pour
échapper à des difficultés intérieures. Le mi-
nistère du 2 janvier devait les imiter. Prêtant
une oreille effrayée à ceux qui formaient pour
lui l'opinion publique, il voulut, non pas seu-
lement les satisfaire, mais les devancer. Ils
avaient poussé le cri de guerre; lui le répéta^
et pour prouver qu'il sentait mieux que tout
autre les offenses faites à l'honneur national,
il déclara, le premier, cette guerre dont il
n'avait pas voulu. » (Welschinger.)
Une interpellation est déposée par un dé-
puté, Clément Duvernois, qui était animé de
rancune contre le ministère, depuis qu'il avait
dû en faire partie et en avait été écarté au
dernier moment. Cette interpellaltion était
ainsi libellée :
« Nous demandons à interpeller le cabinet
sur les garanties qu'il a stipulées ou qu'il
compte stipuler pour éviter un retour de
complications avec la Prusse. » C'était une
belle manœuvre parlementaire pour embarras-
ser le ministère.
•lU 1870
Pour pouvoir répondre victorieusement à
cette interpellation, le ministère Ollivier rou-
vre Taffaire qu'il était en mesure de clore à
notre satisfaction et nous jette dans la guerre.
Comme dit M. de La Gorce, « voici mainte-
nant la seconde phase, celle où les intem-
pestives exigences de la France rendent à la
Prusse les avantages qu'elle a perdus ». Et
il ajoute : « Ceux qui gouvernent la France
ont stupéfié le monde par deux grandes témé-
rités : celle qui a dicté la Déclaration du
6 juillet ; celle qui, six jours plus tard, a
prolongé par la demande de garanties un
conflit virtuellement terminé. » Dans son
ouvrage, la France et la Prusse avant la
guerre^ le duc de Gramont, pour s'excuser,
déclare que « l'agitation publique, le senti-
ment des Chambres rendaient nécessaire
une politique accentuée ». Admettons. Mais
alors nous dirons : malheur au pays où,
dans une affaire aussi délicate à traiter et
d'où la guerre peut sortir, le gouvernement
est obligé de se laisser guider par les bruits
LE MINISTÈRE OLLIVIER 145
de la rue et les intrigues parlementaires !
Le jour même du dépôt de l'interpellation
Duvernois, le duc de Gramont a une entre-
vue avec le ministre de Prusse à Paris, le
baron de Werther. Il lui déclare que le gou-
vernement français ne peut être satisfait par
le simple désistement du prince Léopold. Il
finit par proposer au baron de Werther un
projet de lettre que le roi de Prusse écrirait
à Napoléon III. Il lui remet même une note
dont le roi aurait à s'inspirer, et que voici :
« En autorisant le prince Léopold à accepter
la couronne d'Espagne, le roi ne croyait pas
porter atteinte aux intérêts ni à la dignité de
la nation française. Sa Majesté s'associe à
la renonciation du prince de HohenzoUern
et exprime son désir que toute cause de mé-
sintelligence disparaisse désormais entre son
gouvernement et celui de l'empereur. »
Emile Ollivier, qui survint à ce moment,
soutint le duc de Gramont, et approuva le
projet de lettre.
Lorsqu'il reçut, le lendemain, cette note
Monlo quiou, 1870. 10
146 1870
r|u*on lui dictait, Guillaume s'écria :« A-t-on
jamais vu pareille insolence? 11 faut que je
paraisse devant le monde comme un pécheur
repentant ! » [Lellre du 13 juillet à la reine
Augusia.) M. Welschinger, qui cite des ex-
traits de cette lettre, ajoute : « Ce monar-
que, qui avait de la dignité royale le senti-
ment le plus élevé, qui tenait plus que tous
les autres souverains de TEurope à la moin-
dre de ses prérogatives, ne pouvait admettre
« des procédés inexplicables » et s'étonnait
que l'empereur des Français se laissât dé-
border par ceux qu'il appelait « des faiseurs
inexpérimentés ».
« Certes, ajoute M. Welschinger, il ne
faut pas chercher dans la demande faite par
les deux ministres à l'ambassadeur de Prusse
« une machination insolente et provocatrice»,
mais il faut y voir ce qu'elle était réellement :
un expédient maladroit et périlleux au pre-
mier chef, formulé ou plutôt bâclé avec une
rapidité telle que nul n'en pesa alors la re-
doutable fi;ravité. »
LE MIMSTÉRB OLLIVIER 147
Ce môme 12 juillet, à la suite de son entre-
vue avec le baron de Werther, le duc de Gra-
mont se rend auprès de Napoléon III. « L'em-
pereur qui, au premier moment, avait reconnu
aux Tuileries, devant M. Emile OUivier lui-
même, que le désistement du prince enlevait
tout prétexte de guerre, se laisse impression-
ner par l'idée que les Chambres et la Cour
qualifiaient de « honte » Tacceptation du
désistement. » (Welschinger.) 11 se concerte
donc avec son ministre des Affaires étrangè-
res, et à la suite de ce conciliabule, le duc
de Gramont envoie le soir même à Benedetti
une dépêche le chargeant d'obtenir de Guil-
laume l'assurance qu'il n'autoriserait plus
jamais la candidature du prince Léopold.
Cette dépêche et la note remises à Werther,
voilà ce qui allait permettre à Bismarck de
nous acculer à la guerre. Devant les nouvel-
les exigences du gouvernement français, le
roi de Prusse refuse de recevoir une seconde
fois Benedetti. L'incident est télégraphié à
Bismarck et le roi s'en remet à lui pour sa-
148 1870
voir s'il faut en faire communication aux
ambassadeurs de Prusse et à la presse. Bis-
marck fait cette communication sous une
forme insolente pour la France. C'est le coup
de la dépêche d'Ems. Le ministère français
décide la guerre dans sa séance du 14 juillet.
Parlant de cette séance, Albert Sorel écrit :
« Il ne serait point judicieux de chercher en
ces délibérations agitées l'action occulte d'une
politique personnelle ; il faut considérer au
contraire que le pouvoir était aux mains d'es-
prits incertains et de politiques médiocres
infatués de leur génie, que le jugement de
ces hommes était faussé, que l'éducation cri-
tique, l'habitude de comparer les faits man-
quaient à tout ce monde, que le souci de sa
gloire propre se colorait pour chacun des
apparences du devoir, que, sous l'action d'un
enthousiasme romanesque, la témérité passait
pour courage et l'emportement pour patrio-
tisme. Les ministres dirigeants croyaient à
leurs collègues comme ils croyaient à eux-
mêmes ; le duc de Gramont tenait le maréchal
LE MINISTÈRE 0LLIV1ER 149
Lebœuf pour un grand homme de guerre; le
maréchal Lebœuf tenait le duc de Gramont
pour un grand diplomate ; Tempereur rêvait,
et le Conseil, respectueux du secret diploma-
tique et des mystères de la stratégie, aurait
cru faire injure à ces grands hommes d'État
en demandant à l'un de visiter ses arsenaux,
à l'autre d'examiner ses traités. »
Or, les traités allaient se révéler inexis-
tants et les préparatifs militaires plus qu'in-
suffisants.
ciiAPiTRr xn
EMILE ollivii:h en face
DE LUI-MÊME
J'ai exposé les lourdes fautes du ministère
Ollivier dans les négociations avec la Prusse.
Voyons maintenant la défense que présente
Emile Ollivier.
Cette défense est résumée dans un livre
intitulé Philosophie d'une guerre, 1870, livre
qui n'est composé, si je ne me trompe, que
de morceaux détachés de Y Empire libéral.
Dans ce livre, d'ailleurs, aucune « philoso-
phie ». Une diatribe contre tous. Les fautes
commises sont à la charge de l'Empereur, de
l'Impératrice, de la Cour, du duc de Gra-
mont,de la droite de la Chambre, de l'oppo-
sition, des généraux, etc. Lui seul, Emile 01-
îOï 1870
livier, est innocent. Que dis-je? Il s'admire.
Il sait bien comment on ne peut pas ne pas
juger son attitude: — Vous avez eu surtout en
vue de conserver votre portefeuille, et, pour
cela, au lieu de gouverner, j'entends de gui-
der, d'imposer une direction, vous vous êtes
laissé mener par l'opinion... Cela ressort de
tous les faits. Pour tâcher de détourner la
pensée du lecteur d'une telle explication,
Emile Ollivier commence par poser en prin-
cipe qu'il a été solide comme un roc. Il n'a
écouté les cris, ni de la rue, ni de la Cham-
bre, ni de la presse, ni de la Cour. Il ne s'est
laissé conduire que par l'intérêt de son pays !
« Dans le cours de cette crise, écrit-il, jo
vais traverser bien des angoisses, éprouver
bien des tortures morales, être obligé sou-
vent de prendre des décisions rapides ; à au-
cun moment, je ne perdrai la possession de
moi-même ; j'agirai comme si j'avais à ré-
soudre un problème de géométrie ou d'algè-
bre, inaccessible aux influences, soit de la
presse, soit de l'Empereur ou de l'Impéra*
EMILE OLLIVIER EN FACE DE LUI-MÊME 153
trice, soit de mes amis ou de mes ennemis,
n'ayant aucun souci de ce qu'on dira ou de ce
qu'on ne dira pas, suivant ma propre ini-
tiative, ne me déterminant que par des con-
sidérations tirées du devoir envers ma patrie
et l'humanité *. »
Audacieuse affirmation, mais qui est con-
tredite par bien des aveux qui échappent à
l'auteur au cours du livre. « Ce qui rendait
nos délibérations plus difficiles, c'est que les
murs de nos ministères étaient assaillis par
une tempête d'indignation qui nous deman-
dait des résolutions extrêmes '. » « Nous
priâmes Gramont d'écrire et de télégraphier
à Benedetti que nous étions de plus en plus
débordés par Popinion publique^ que nous
comptions les heures et qu'il fallait absolu-
ment insister pour obtenir une réponse du
Roi, qu'il la fallait pour le lendemain \ » Par-
1. Philosophie d'une guerre, 1870, p. 39.
2. Id., p. 47.
3. Id., p. 128.
i5V 1870
lant du même Benedetti, Emile OUivier avoue
encore : « Harcelés par V opinion et par nos
propres inquiétudes, nous l'avions éperonné,
pressé d'être énergique *. »
Voyons maintenant les dépêches envoyées
à Benedetti ; elles émanent du duc de Gra-
mont, mais elles sont l'expression de la pen-
sée de tout le gouvernement: 7 juillet :« ...Je
joins ici... 5^ La déclaration que, pressés par
le senlimenl public, nous avons cru devoir
porter à la tribune du « Corps législatif ».
— 10 juillet : « Je vous le dis nettement, /'o-
pinion publique s'enflamme et va nous devan-
cer. » — 11 juillet : « Vous ne pouvez vou»
imaginer à quel point V opinion publique est
exaltée. Elle nous déborde de tous côtés, et
nous comptons les heures. 11 faut absolument
insister pour obtenir une réponse du Roi. H
nous la faut pour demain, après-demain se-
rait trop tard V »
1. Philosophie d'une, guerre, 1870, p. 14 1.
3. Voir Ma Mission en Prusse, par Benedetti.
EMILE OLLIVIER EiN FACE DE LUI-MÊME 155
Sur les indications de son gouvernement,
voilà donc les arguments que Benedetti fait
valoir devant le roi de Prusse. 11 juillet:
« ...J'ai combattu cette manière de voir en
représenlanl au Roi nos nécessités intérieu-
res. Je lui ai parlé de la défiance et de l'irri-
tation des esprits en France, de l'obligation
où nous sommes de donner publiquement
des explications attendues avec impatience,
des dangers nouveaux que créait chaque
heure de retard. »
1 1 juillet : « Pour déterminer Sa Majesté
à accueillir favorablement le vœu que je lui
exprimais, je ne lui ai caché ni les défiances,
ni l'irritation du sentiment public en France;
je lui ai fait part de l'impatience du Sénat et
du Corps législatif, et de Vobligation oà se
trouvait le gouvernement de l'Empereur d'y
satisfaire ; des périls de cet état de choses,
et des dangers nouveaux que créait chaque
jour de retard. » Quel danger ? Le renverse-
ment du ministère Ollivier sans doute. Est-ce
que Emile Ollivier pense que le maintien
156 1870
d'Emile Ollivier au pouvoir importait au roi
de Prusse ? Mais oui, il le pense. Écoutez
son entretien du 12 juillet avec le baron de
Werther, ambassadeur de Prusse en France.
Il lui déclare : « L'œuvre d'apaisement à la-
quelle je travaillais péniblement est compro-
mise : au lieu d'une opinion publique rési-
gnée, nous allons être aux prises avec une
opinion irritée... Déjà on nous trouve trop
accommodants, et le parti de la guerre se met
en mesure de nous ôter la direction des af-
faires... Le roi Guillaume rendrait à nos
deux pays et au monde entier un service in-
comparable si, par la spontanéité d'une
démarche amicale, il rétablissait la cordia-
lité des rapports qu'il a lui-même troublés.
En f or li fiant noire position minislérielle, il
nous donnerait le moyen de poursuivre notre
œuvre pacifique *. »
Ainsi, en voilà bien l'aveu, c'est pour « for-
tifier » la « position » du ministère Ollivier
I. Philosophie d'une guerre^ p. 178.
EMILE OLLIVIER EN FACE DE LUI-MÊME 157
que, dans ce même entretien, est remise à
Werther cette note ou projet de lettre du ro
de Prusse à l'empereur, cette note dont j'ai
parlé, qui rouvre TafTaire Hohenzollern et
nous jette dans la guerre.
Pourquoi cette note ? Pour pouvoir répon-
dre, on s'en souvient, à deux interpellations
déposées par Clément Duvernois et Jérôme
David sur les « garanties que le gouverne-
« ment compte stipuler pour éviter un retour
« de complications avec la Prusse ». Ces
interpellations visent évidemment à renver-
ser le ministère, dans le cas où le ministre
déclarerait qu'il considère l'affaire Hohen-
zollern comme close, avec le retrait de la
candidature du prince Léopold. A cause de
ces interpellations, et dans la crainte de se
voir renverser, Emile Ollivier se met donc
en mesure de pouvoir répondre que les né-
gociations continuent avec la Prusse. Mais
continuer les négociations alors qu'on pou-
vait les terminer à notre satisfaction, c'est
une voie pleine d'embûches. Aussi Emile
loS 1870
Ollivier qualifie-t-il Clément Duvemois et
Jérôme David, qui l'ont entraîné à une telle
attitude, de << deux malfaiteurs » *. Mais il se
trouve toujours dans toute Chambre un ad-
versaire pour interpeller le ministère, quand
cela peut jeter le ministère dans l'embarras.
A défaut de Duvemois et de David, il y
aurait donc eu fatalement un troisième in-
terpellateur. Alors ? Alors, c'est bien plutôt
le régime parlementaire lui-même qu'il faut
qualifier de « malfaiteur ». Mais voilà ce
que Emile Ollivier ne s'est jamais résolu à
avouer. Il était un des artisans de ce régime.
Le renier eût été faire un mea culpa. Or,
Emile Ollivier n'a jamais consenti à aucun
mea calpa. Écoutez cet éloge de toute son
attitude pendant ces journées fatales: « Sans
être mû par un sot orgueil, mais par le sen-
timent d'une légitime fierté, qui se redresse
sous l'injustice et sous l'outrage, je me sens
autorisé à dire qu'en cette crise, ce cabinet
i« Philosophie d'une guerre, 1870, p. 158.
EMILE OLLlVira EN PACB DE LUI-MÊME 15 J
a fait preuve d'une capacité supérieure, à la
fois résolue et modérée, souple et ferme,
ressentant Témotion publique, mais sans s'y
abandonner, et sachant parer aux accidents
imprévus avec une rapidité réfléchie. »
Ce perpétuel éloge de soi-même, cet entê-
tement à ne pas vouloir assumer ses fautes,
voilà ce qui rend particulièrement insuppor-
table toute la défense d'Emile OUivier.
CHAPITRE XIII
EMILE OLLIVIER
ET LA DEMANDE DE GARANTIES
Ainsi donc, Emile Ollivier n*a jamais con-
senti à se reconnaître coupable d'aucune faute.
Pourtant, il ne voulait pas la guerre et il y a
été acculé. Comment cela se peut-il faire :
Voici l'explication.
Faisant l'éloge de son ministère, Emile
Ollivier déclare : « Et c'est précisément son ha-
bileté qui amena la catastrophe finale *. »
Mais Emile Ollivier devait bien penser qu'un
tel argument est plutôt propre à faire rire le
lecteur qu'à le convaincre. Alors il en pré-
I. Philosophie d'une guerre, 1870, p. 327.
Montcsquiou, 1870. 11
102 1870
sente un autre. « Oui, avoue-t-il en subs-
tance, il y eut une faute, et une grosse faute,
commise. » — Ah I enfin. Attendez. — « Mais
cette faute je n'y suis pour rien. Cette faute,
c'est la dépêche envoyée, le 13 juillet, par
Gramont à Bcncdetti, lui enjoignant d'obte-
nir du roi la garantie pour ravenir qu'il ne
permettra pas au prince Léopold de revenir
sur sa renonciation. »
Nousavons déjà dit combien cette demande
de garanties était dangereuse. Elle rouvrait
une affaire que nous avions intérêt à clore, et
elle la rouvrait à seule fin de pouvoir déjouer
des intrigues parlementaires. A tout autre
point de vue elle était inutile. Devait-on, en
effet, prévoir que la candidature Ilohenzol-
lern serait à nouveau posée ? Après les com-
plications qu'elle avait menacé d'entraîner,
ce n'était guère probable. Ou alors il fallait
supposer que le roi de Prusse voulait à toute
force la guerre, ce qui n'était pas. Dans son
rapport du 13 juillet, Benedetti écrit : « Sa
Majesté a soutenu... qu'elle n'avait assuré-
^ IlLE OLLIVTER ET LA DEMANDE DE GARANTIES 103
ment aucun dessein caché, et çae celle affaire
lui avait donné de Irop graves préoccupalions
iiir ne pas désirer qu'elle fui irrévocable-
menl écarlée ; qu'il lui était toutefois impos-
sible d'aller aussi loin que nous le lui de-
mandions ». »
En admettant, d'ailleurs, que la candida-
lure Ilohenzollern eût été de nouveau posée
après avoir été retirée, l'affaire se fût présen-
tée alors dans de bien meilleures conditions
pour nous. Il aurait été évident pour tous que
la Prusse nous cherchait querelle. Or, pour
être certain d'entraîner avec lui les Etats du
Sud, Bismarck avait besoin que ce fût nous
qui paraissions les agresseurs.
Quoi qu'il en soit, dans cette demande de
garanties, Emile Ollivier reconnaît une lourde
faute. Il la déclare « défendable en pure logi-
que, mais injustifiable dans les circonstances
de fait où elle s'était produite » ". Il va jus-
1 . M'a Mission en Prusse,
'■, Philosophie d*une guerre^ p. 2r5.
164 1870
qu'à écrire : « La demande de garantie ne
pouvait être interprétée que comme une vo-
lonté d'amener la guerre *. »
Comment s'expliquer un tel aveu? Eh! c'est
que, comme je l'ai dit, Emile Ollivier peut
ajouter : « Cette demande, je n'y suis pour
rien. » La dépêche relative à cette demande,
envoyée à Benedetti, avait été, en efTet»
concertée entre l'Empereur et le duc de
Gramont. Emile Ollivier ne l'a connue qu'a-
près qu'elle eut été expédiée. « Je n'avais
l'option, écrit-il, qu'entre deux partis : ou
protester par ma démission, ou m'ingénier à
annuler les conséquences de ce fait que je
ne pouvais plus empêcher". » Comme dérai-
son, ce n'est pas le premier parti que Emile
Ollivier choisit. En restant, il s'associe donc
à la mesure qui a été prise. 11 va chercher,
il est vrai, à l'atténuer, déclare-t-il. Il dicte
donc une nouvelle dépêche. Nous y lisons :
1. Philosophie dane guerre^ 1870, p. 189.
^. /(/., p. 198.
EMILE OLLIVIER ET LA DEMANDE DE GARANTIES 105
« 11 est indispensable que le Roi veuille bien
nous dire qu'il ne permettra pas au prince de
revenir sur la renonciation communiquée par
le prince Antoine. » Y a-t-il une si grande
différence entre la première et la seconde de-
mande? 11 serait oiseux de le discuter, puis-
que le télégramme que le duc de Gramont
envoya, en s'inspirant de la note d'Emile 01-
livier, n'a eu aucune action sur les événe-
ments. Il arriva trop tard. Benedetti avait
déjà présenté la « demande de garanties »,
et ce devait être sa dernière audience.
Mais examinons l'excuse que présente
Emile Ollivier : « On a rouvert l'affaire Ho-
henzollern, et je n'y suis pour rien. »
Cette fameuse dépêche, ce n'est pas lui qui
Ta expédiée. Soit I Mais avant cette dépêche
il y avait eu une entrevue entre le baron de
Werther, ambassadeur de Prusse, Emile Ol-
livier et le duc de Gramont. Les ministres
français avaient, on s'en souvient, remis à
Werther une note formant projet de lettre
aue le roi de Prusse devait écrire à l'Empe-
166 1870
reur, Emile Ollivier se plaint qu'on ait rou-
vert l'affaire. Cette note l'avait déjà rouverte,
et ceci interdit à Emile Ollivier de se dégager,
comme il le fait, de la demande de garanties.
' Et pourquoi cette note? Dans son rapport,
Werther écrit : « Les deux ministres, en fai-
sant ressortir qu'ils avaient besoin d'un ar-
rangement de ce genre pour calmer l'émotion
des esprits, eu égard à leur silualion minis-
térielle... » L'empereur fait envoyer par Gra-
mont la fameuse dépêche, parce qu'il apprend
que la Chambre est très montée, et qualifie
de « honte » le simple acquiescement à la
renonciation. Emile Ollivier, de concert
avec Gramont, réclame une lettre du roi de
Prusse, « eu égard à leur situation ministé-
rielle ». Tout cela est de la même étoffe.
C*est du parlementarisme, c'est-à-dire des
combinaisons où l'intérêt de la France tient
peu de place.
Ces deux combinaisons, note et dépêche,
rouvrent donc l'affaire. Mais laquelle de ces
combinaisons devait être la plus sensible au
rSiiLK uLLiWhh ET LA DEMANDE DE GARANTIES 107
roi de Prusse ? Sans conteste, la première,
celle à laquelle Emile Ollivier a pris part. Le
13 juillet, à dix heures du matin, Benedetti
rencontre Guillaume à la promenade, et lui
présente la seconde combinaison, la demande
de garanties. Le roi refuse d'y souscrire,
mais Tentretien reste courtois. Guillaume
déclare à notre ambassadeur qu'il n'a pas
encore reçu officiellement le désistement du
prince Léopold, qu'il lui en fera lui-même
part dès qu'il l'aura en main.
Or, dans la journée, c'est par son aide-de-
camp qu'il fait transmettre à notre ambassa-
deur l'annonce de ce désistement. Benedetti
s'étonne et réclame une nouvelle audience.
Elle lui est refusée.
Que s'était-il donc passé pour changer
ainsi l'humeur du roi ? L'arrivée entre temps
du rapport de Werther, avec la note remise
par Emile Ollivier et Gramont. J'ai déjà dit
la colère du roi en lisant ce rapport. « Il est
fâcheux, écrivait Guillaume à la reine Augusta,
que Werther n'ait pas immédiatement, sur
168 1870
une pareille exigence, quitté la place et ren-
voyé ses interlocuteurs au ministre Bis-
marck *. » Quant à lui, c'est ce qu'il va faire.
Dans la dépêche envoyée à Bismarck, il
n'est parlé, il est vrai, que de la demande de
garanties. Mais il est naturel que le roi ait
passé sous silence le rapport de Werther, dès
lors qu'il considérait que ce rapport enfer-
mait une proposition offensant sa dignité.
Officiellement, il s'en est tenu à ses pourpar-
lers avec notre ambassadeur. Mais dans son
privé — la lettre qu'il écrit ce jour môme à
la reine le montre bien — ce qui l'a irrité,
ce qui l'a, par conséquent, plus que proba-
blement porté à refuser une nouvelle au-
dience à Benedetti, — ce refus que Bismarck
va exploiter, — c'est la proposition Ollivier-
Gramont. Replaçons donc sur les épaules
d'Emile Ollivier ce fardeau qu'il cherche à
passer aux autres.
l.Cité parM.Welschinger, dans La, guerre de 1S70,
ZÂUset et responsabilités.
EMILE OLI.IVIER ET LA DEMANDE DE GARANTIES 1G9
Emile Ollivier déclare que l'empereur en
négligeant de le consulter avant de faire en-
voyer par Gramont la demande de garanties
a commis « un acte de pouvoir personnel ».
De là tout le mal. « De cette renaissance du
pouvoir personnel » il se déclare « profon-
dément blessé ». Eh bien ! et cette note, si
grave dans ses conséquences, qu'Emile Olli-
vier rédige de concert avec Gramont et qu'il
remet à Werther sans consulter l'empereur.
Comment faut-il qualifier cet acte ? Mais
peut-être Emile Ollivier se prend-il pour
l'empereur, et prend-il l'empereur pour un
soliveau. C'est assez dans le goût des minis-
tres partisans d'une monarchie constitution-
nelle.
Cependant Emile Ollivier voit bien qu'on
peut facilement lui renvoyer la balle, comme
je le fais ici. Alors il a un argument admira-
ble. Tant que Gramont est seul avec Wer-
ther, l'entretien est officiel. Dès que lui,
Ollivier, arrive, c'est une autre affaire.
« L'entretien changea de nature. Il cessa
170 1870
d'être officiel, comme il l'avait été jusque là,
et devint une de ces conversations libres que
les hommes politiques ont entre eux, quand
ils sont en dehors de leur rôle officiel et
dans lesquelles on échange ses idées, sans
s'engager soi-même, à plus forte raison son
gouvernement*. »
Mais qu'est-ce qui prévient l'ambassadeur
de Prusse de ce changement de caractère de
l'entretien ? Rien et personne. La simple af-
firmation d'Emile OUivier, longtemps après,
lorsqu'il s'aperçoit des conséquences de cet
entretien, et qu'il cherche alors à dégager sa
responsabilité. Ce n'est guère suffisant.
Aussi Werther a-t-il pris cet entretien
comme un entretien « officiel ». Il est excu-
sable de n'avoir pas su ce que Emile Ollivier
raconterait plusieurs années après. Pour ce
fait cependant, Emile Ollivier qualifie Wer-
ther d'esprit « borné »,et décide qu'il n'a pas
à prendre son rapport c< en considération ».
1. Philosophie d* une guerre ^ p. 177.
EMILE OLLIVIER ET LA DEMANDE DB GARANTIES 171
C'est extraordinaire ce qu'il faut supposer de
gens en faute pour excuser Emile Oiiivier
On Ta vu, les deux acteurs principaux
dans ces négociations ont été Emile Oiiivier
et le duc de Gramont. Je ferai cette distinc-
tion entre ces deux ministres. Emile Oiiivier
nous a acculés à la guerre, alors qu'il était
profondément pacifiste. Il nous y a acculés
sans le vouloir — par étourderie, par légè-
reté — en se livrant à des manœuvres qui
n'avaient pour but que de défendre sa situa-
tion ministérielle. Le duc de Gramont, lui,
avait une visée plus haute. Il tenait à infliger
un échec diplomatique à la Prusse. 11 était
de ceux qui, à juste titre d'ailleurs, ne pou-
vaient se consoler de Sadowa. Il lui fallait
une revanche.
Parfait, dirons-nous. Mais ceux qui nous
jetaient dans une telle aventure devaient au-
paravant s'enquérir avec soin des forces res-
172 1870
pectives de la France et de TAllemagne. Le
duc de Gramont le reconnaît. Et il déclare
que s'il avait eu « un seul doute sur notre
aptitude à la guerre », « rien dans le monde
entier » ne Teût fait « souscrire à une rup-
ture avec la Prusse » *.
Mais j'ai montré précédemment que no-
tre attaché militaire à Berlin, le colonel
SlolTel, nous avait à maintes reprises averti
de notre infériorité. Que fallait-il donc pour
éveiller le doute de M. de Gramont?
; Quant à Emile OUivier, je le répète, il était
profondément pacifiste. Pourquoi aurait-il
fait la guerre ? L'unité de l'Allemagne, il
y applaudissait, puisqu'elle s'accordait avec
le principe des nationalités. 11 déclare qu'un
tel principe « commandait de ne pas s'oppo-
ser à la transformation intérieure de l'Alle-
magne, dût-elle aboutir à compléter, par
l'Unité politique, l'Unité militaire déjà cons-
tituée » *. Cette unité, Emile OUivier y a
1. LsL France et la Prusse avant la guerre, p. 321.
2. Philosophie d'une guerre j p. 10,
ÉMILB OLLIVIER ET LA DEMANDE DE GARANTIES i73
travaillé, mais autrement qu'il ne le pré-
voyait : par la défaite de notre pays.
Emile Ollivier se repent-il, du moins,
comme le fait le duc de Gramont, de s'être
illusionné sur les forces de la France ? Non,
jusqu'au bout il se raidit dans le môme or-
gueil. Non, il ne s'est pas trompé ! 11 ne
s'est jamais trompé, pas plus sur ce point
que sur les autres. Il affirme donc « que nous
étions suffisamment prêts pour vaincre » '.
Le désastre, selon lui, est dû uniquement
aux chefs militaires. C'est que s'il en était
autrement il lui faudrait reconnaître qu'il a eu
tort en s'opposant, en 1867, à la loi de réor-
ganisation de l'armée et en déclarant que «les
armées de la France » étaient « trop nom-
breuses ».
L'eût-on mis sur le gril, on ne lui eût pas
fait faire le plus petit mea culpa,
1. Philosophie d'une guerre^ p, 337
CHAPITRE XIV
UN EXEMPLE DE TRAVAIL
PARLEMENTAIRE
{i5 juillet 1870)
On vient de voir de quelle légèreté, — pour
employer lemot le plus indulgent, — le minis-
tère Ollivier a fait preuve dans les journées
fatales de juillet 1870. Voyons maintenant
comment, à son tour, le Parlement a travaillé,
le jour où a été posée devant lui la question
grave entre toutes de guerre ou de paix.
C'est dans les conseils des ministres du
14 juillet au soir et du 15 au matin que la
guerre est décidée. La résolution en est por-
tée devant la Chambre, le 15 après-midi, par
une déclaration que lit Emile Ollivier *. A la
suite de cette déclaration, Thiers prononce
1. Voir le Journal officiel du 16 jaillet 1870.
176 1870
un discours danslequel il s'oppose à la guerre.
C'est en répondant à Thiers qu'Emile OUi-
vier lance son mot fameux : « De ce jour
commence, pour les ministres, mes collègues
et pour moi, une grande responsabilité. Nous
l'acceptons le cœur léger ! »
Divers projets de lois militaires sont sou-
mis à la Chambre ainsi qu'une demande de
crédits. Accepter ou rejeter les crédits, dé-
clare Emile OUivier, c'était une manière pour
le Parlement de se prononcer pour ou contre
la guerre. « La guerre, écrit-il, avait été jus-
que-là un usage du pouvoir personnel ; nous
voulûmes qu'elle fût cette fois un acte libre
des représentants de la Nation*. » 11 n'ajoute
pas que c'est un progrès et que ce progrès
c'est à lui qu'on le doit. Mais c'est dans sa
pensée. Considérons le progrès.
Une commission est nommée pour exami-
ner les projets de lois et les crédits proposés.
Elle se réunit immédiatement. Elle a reçu
1. Philosophie d'une guerre, p. 282. ^
UN EXEMPLE DE TRAVAIL PARLEMENTAIRE 177
mandat d*exiger la production de toutes les
pièces de rafTaire. Le duc de Gramont se
présente devant elle avec son dossier.
Thiers, dans son discours, avait posé en
substance cette question : « Est-il vrai, oui
ou non, que sur le fond, c'est-à-dire sur la
candidature du prince de HohenzoUern, votre
réclamation a été écoutée, et qu'il y a été fait
droit? » C'est en somme la même question,
sons une autre forme, que la commission pose
au duc de Gramont en lui demandant : « Les
prétentions du gouvernement français ont-
elles été les mêmes depuis le premier jour
jusqu'au dernier ?... Nous considérons ce
point comme très important », ajoute le pré-
sident de la commission. Leduc de Gramont
répond par l'affirmative, et, dans son livre :
La France et la Prusse avant la guerre^ il
continue à dire oui. Oui, affirme-t-il, nous
avons eu du premier jour au dernier «le même
but », obtenir une « participation directe et ex-
plicite du roi dans la renonciation du prince».
C'est jouer sur les mots, pour se tirer d'un
Montesquiou, 1870. 13
178 1870
mauvais pas. La dépêche du 12 juillet, qui a
mis le feu aux poudres, réclamait du roi de
Prusse « Tassurance qu*il n'autoriserait pas
de nouveau » la candidature du prince Léo-
pold. G'étaitune exigence /io«i;e//e et c'est cette
exigence nouvelle que le roi a rejetée.
Mais, la commission a sous les yeux toutes
les dépêches envoyées à Benedetti ; elle va
s'apercevoir, penserez- vous, que jusqu'au 12 !
il n'est fait aucune mention de cette « ques-
tion des garanties », et qu'ainsi donc « les
prétentions du gouvernement français » n'ont
nullement été « les mêmes depuis le premier
jour jusqu'au dernier ». Eh bien ! non. La
commission ne s'en aperçoit aucunement.
Comment cela se fait-il ? C'est qu'elle prend
la dépêche du 12, celle de la « demande de
garanties » pour la première dépêche envoyée
à Benedetti. Comment cela est-il possible ?
Je ne me charge pas de l'expliquer. N'ayant
jamais fait partie d'un Parlement, je ne sais
pas comment on y travaille, je ne fais que
m'en douter.
UN EXEMPLE DE TRAVAIL PARLEMENTAIRE 179
Emile Ollivier déclare : « Gramont dépose
toutes les pièces que j'avais annoncées. Elles
étaient très soigneusement classées par nu-
méros d'ordre, c'est-à-dire chronologique-
ment, parce que cet ordre était fixé par les
dates inscrites en tête de chacune des dépê-
ches *. )) C'est insinuer : si la commission
s'est trompée, il n'y a aucune faute de notre
part.
Le duc de Gramont écrit : « Cette erreur
s'explique, en réalité, par la rapidité inusitée
avec laquelle il fallut, en quelques instants,
se réunir, procéder à l'audition des ministres,
délibérer et rédiger le rapport sur la délibé-
ration et la conclusion. Cependant, au lieu
de lui attribuer cette cause bien naturelle,
on a préféré accuser le gouvernement d'avoir
voulu tromper la commission '. »
D'ailleurs, ajoute le duc de Gramont, com-
ment aurions-nous pu tromper la commis-
1. Philosophie d'une guerre, p. 298.
2. La France el la Prusse avant la guerre ^ p. 270.
180 1870
sion sur la date de cette dépêche, puisque
cette dépêche commence ainsi : « Nous avons
reçu des mains de l'ambassadeur d'Espagne
la renonciation du prince Antoine, au nom
de son fils Léopold... » Or, tout le monde
savait bien que cette renonciation nous était
parvenue le 12 juillet. Impossible donc de
croire que la dépêche en question était anté-
rieure à cette date.
Et pourtant, le fait est là : la commission
Ta cru I
Voici, en effet, son rapport ou plutôt le
passage relatif à cette question : « Nous sa-
vions répondre au vœu de la Chambre en
nous enquérant avec soin de tous les incidents
diplomatiques. Nous avons la satisfaction de
vous dire, messieurs, que le gouvernement,
dès le début de l'incident et depuis la pre-
mière phase des négociations jusqu'à là der-
nière, a poursuivi loyalement le même but.
Ainsi, \ti première dépêche, adressée à notre
ambassadeur, arrivé à Ems, pour entretenir
le roi de Prusse, se termine par cette phrase
UN EXEMPLE DE TRAVAIL PARLEMENTAIRE 181
qui indique que le gouvernement a nettement
formulé sa légitime prétention :
« Pour que cette renonciation, écrivait
M. le duc de Gramont à M. Benedetti, pro-
duise son effet, il est nécessaire que le roi de
Prusse s'y associe et nous donne l'assurance
qu'il n'autorisera pas de nouveau cette can-
didature. Veuillez vous rendre immédiate-
ment auprès du roi pour lui demander cette
déclaration. »
« Ainsi, ce qui est resté le point litigieux
de ce grand débat a été posé, dès la première
heurSy et vous ne méconnaîtrez pas l'impor-
tance capitale de ce fait resté ignoré, il faut
bien le dire, de l'opinion publique. »
Voilà donc bien la dépèche des «garanties»
qui était réellement la onzième dépêche en-
voyée à Benedetti, présentée comme la pre-
mière. Encore une fois, je ne me charge pas
d'expliquer la chose. Ou je ne trouve (]ue
cette explication : c'est que sortant d'une
séance de la Chambre mouvementée et fié-
vreuse,les membres de la commission n'étaient
18^ 1870
pas dansTélat d'esprit voulu pour lire exacte-
ment les pièces qui leur étaient soumises.
Comment, en entendant le rapport, le duc
de Gramont n'a-t-il pas relevé l'erreur ? Il
écrit : « Lorsque j'arrivai, dans la séance de
nuit du 15 juillet, au Corps législatif, le rap-
port de la commission avait déjà été lu à la
Chambre, et je n'en eus connaissance que le
lendemain par le Journal officiel *. » Mais,
d'autre part, le marquis de Talhouêt, rap-
porteur de la commission des crédits, a dé-
claré devant la commission d'enquête : « Je
suis arrivé au Corps législatif et j'ai lu le
rapport à la tribune. M. le duc de Gramont
était en face de moi. Imparfaitement entendu
les termes du rapport qui était renonciation
des déclarations faites dans le sein de la
commission. Si nous avions mal compris,
c'était à M. le duc de Gramont à rectifier
notre interprétation. »
Sur la présence du duc de Gramont à la
1. Là France et U Prusse avant la guerre, p. 275.
UN EXEMPLE DE TRAVAIL PARLEMENTAIRE 18U
Chambre au moment de la lecture du rapport,
il y en a donc évidemment un des deux qui
se trompe.
M. de Talhouët ajoute : « Si nous nous
étions trompés, le ministre devait nous le
faire observer. Il vient, dix-huit mois après,
déclarer que nous avons commis une erreur.
Evidemment, il pense que nous nous som-
mes trompés et il le dit de bonne foi, mais
c'est à un autre moment qu'il aurait dû le
dire. »
Le marquis de Talhouët est mort de cha-
grin, peu après la guerre, de cette erreur de
classement de dépêches que contenait son
rapport. Il avait un autre sentiment de ses
responsabilités que Emile Ollivier. Je ne
sais trop, d'ailleurs, si cette erreur a eu, au
point de vue des événements ultérieurs, une
importance capitale. La vérité connue au-
rait-elle suffi à ce moment-là à incliner la
Chambre vers la paix ? C'est bien douteux.
Et puis le ministère s'était tellement avancé,
dès le début de la séance, par sa déclaration
184 1870
qui n'était rien moins qu'une déclaration de
guerre, qu'on se demande comment on au-
rait pu revenir en arrière. Il aurait fallu dans
la Chambre une volonté de paix très arrê-
tée, et elle n'existait pas, bien au contraire.
Mais, prise en elle-même, l'erreur de la
commission est colossale. C'est un exemple
frappant de ce qu'on peut attendre d'un Par-
lement, ou, si l'on veut, d'une commission
parlementaire, môme composée d'honnêtes
gens, et même dans les circonstances les
plus graves.
CHAPITRE XV
LA POLITIQUE ITALIENNE
DU SECOND EMPIRE
Noire recherche des causes politiques du
désastre de 70 ne serait pas complète si nous
ne jetions un coup d'œil sur la politique
extérieure du Second Empire. Que cette po-
litique, qui a abouti à l'unification de Tltalie
et de l'Allemagne, ait été désastreuse pour
la France, nul ne le conteste plus. Mais, il y
a une question qui est encore controversée ;
c'est la question romaine. Les uns, faisant
remarquer que la Papauté n'a été dépos-
sédée de Rome qu'au 20 septembre 1870,
après la chute de l'Empire, déclarent que l'on
doit de la reconnaissance, en tant que catho-
lique, à Napoléon III, pour avoir défendu le
pouvoir temporel du Pape. D'autres, préten-
im 1870
dant qu'une telle politique a entraîné notre
isolement en 1870 et, par suite, notre désas-
tre, affirment qu'en tant que Français on
doit reprocher à Napoléon III cette défense
du pouvoir temporel.
Peut-on faire honneur à Napoléon III d'a-
voir conservé Rome au Pape ? Voilà ce que
j'envisagerai d'abord. Doit-on, au contraire,
lui en faire grief? C'est ce que je discuterai
ultérieurement.
Pour être reconnaissant à Napoléon III
d'avoir conservé Rome au Pape, il faut avoir
la vue bien courte. Car enfin, quel est le plus
grand responsable de l'installation à Rome
de la monarchie italienne? Evidemment, celui
qui, avec toutes les forces de la France, a
aidé cette monarchie à se fonder. Napoléon III
lui-môme.
Que ce soit en 1831, où Louis Bonaparte
prend part à la révolution contre le Pape, en
compagnie de son frère aîné qui trouve la
mort dans l'un des combats. Que ce soit en
1859o{i, devenu empereur, il chasse les An tri-
LA POLITIQUE ITALIENNE DU SECOND EMPIRE 487
chiens de la Lombardie. Que ce soit les an-
nées suivantes, où il laisse les Piémontais
s'agrandir et déposséder notamment le Pape
d'une partie de ses Etats. Que cesoiten 1866,
où il patronne ralliance italo-prussienne. Tout
cela, c'est là môme politique. Par là consti-
tution du royaume d'Italie, cette politique
aboutit naturellement à la chute du pouvoir
temporel. Peu importe donc que par crainte
de l'opinion catholique ou par point d'hon-
neur. Napoléon III n'ait pas osé aller jus-
qu'au bout, en livrant Rome aux armées du
nouveau royaume. L'entrée de ces armées
dans Rome fut le résultat fatal de toute la
politique du Second Empire.
Cette politique, Napoléon III ne l'avait pas
inventée. Il l'avait trouvée dans son berceau.
C'est proprement la politique napoléonienne.
Le prince Jérôme racontait qu'en 1814, des
patriotes italiens s'étaient adressés à Napo-
léon, alors à l'île d'Elbe, et lui avaient de-
mandé de se mettre à leur tête pour chasser
l'Autrichien et reconstituer l'Italie. « L'offre
188 1870
parut aller au cœur de Napoléon », écrit
Rothan S qui cite la réponse de l'empereur :
« J'ai été grand sur le trône de France, par
les armes, mais mon règne a plutôt été celui
d'un conquérant. A Rome, ce sera une autre
gloire, aussi éclatante que la première, mais
plus durable, plus utile. Je ferai des peuples
épars de ritalie une seule nation. Je créerai
des routes et des canaux, j'ouvrirai de vastes
débouchés aux industries renaissantes ; je
ferai de Naples, de Venise et de la Spezzia
de grands chantiers, de Rome un port de mer.
Dans vingt ans, l'Italie sera une des plus
puissantes nations de l'Europe... »
« Ce n'était peut-être qu'un rêve w, disait
le prince Napoléon, en relatant ces paroles.
« Mais ce rêve, remarque Rothan, projetait
une lumière étrange sur les tendances inti-
mes du grand empereur. 11 semblait que Na-
poléon ne s'était servi de la France que pour
assouvir ses passions de conquérant, que ses
1. L Allemagne et VfUiiey par G. Rothan, tome 11,
p. t.
LA POLITIQUE ITALIENNE DU SECOND EMPIRE 189
secrètes préférences étaient pour Tltalie et
que, si les événements l'eussent permis, il
eût consacré tout son génie à lui rendre la
splendeur de Tempire romain. N'était-il pas
Italien d'origine? L'ancienne France n'exis-
tait pas pour lui, il ne tenait compte ni des
lois, ni des nécessités de son histoire. Les
premiers élans de son cœur s'étaient repor-
tés sur l'Italie ; les Français, à ses yeux,
étaient alors des oppresseurs, il conspirait
avec Paoli contre leur domination.
« Napoléon III, continue Rothan, s'était
assimilé les idées napoléoniennes. Affilié,
comme son oncle, aux sociétés secrètes, il
avait, en 1831, dans ses années d'adolescence,
conspiré contre le Pape et l'Autriche, pour-
suivi la résurrection de l'Italie. Arrivé au
pouvoir, il fit des rêves de sa jeunesse le
pivot de sa politique. Il obéissait à la logique
de son système, en faisant, comme le chef
de sa famille, litière du passé. Peu lui im-
portaient les causes qui avaient présidé au
développement de la monarchie française. Ses
190 1870
idées rétrospectives ne s'étendaient pas au
delà de la révolution de 1789. Il voulait, en
rupture avec nos vieilles traditions, opposer
à la Sainte-Alliance l'union des races latines.
L'unité de l'Italie devait être une protestation
permanente, une démonstration vivante con-
tre l'ancien droit. 11 espérait affermir sa
dynastie en établissant en Europe un droit
nouveau, formulé en deux principes : le suf-
frage universel el le droit des nalionalilés. »
Or, ce sont ces deux principes qui ont été
cause du désastre de la France. La crainte de
l'élection fit reculer devant les préparatifs
militaires nécessaires. Le droit des nationa-
lités aboutit à la constitution de Tltalie et
de l'Allemagne. Les conséquences des deux
grands principes révolutionnaires et napoléo-
niens peuvent donc se résumer dans ce seul
mot : Sedan.
Un des plus ardents défenseurs de ces prin-
cipes et notamment d'une de leurs conséquen-
ces, r unité italienne y fut le prince Napoléon.
Il pouvait exprimer librement ce que TEmpe-
LA POLITIQUE ITALIENNE DU SECOND EMPIRE 191
reur, tenu par sa position à plus de réserve,
pensait tout bas. « Le prince Napoléon, écrit
Rothan \ fidèle à la pensée qui avait présidé
à son mariage, démontrait dans d'éloquents
discours que Tunité de Tltalie, avec Rome
pour capitale, assurerait la grandeur de la
France. 11 affirmait, sans se préoccuper de la
divergence de leurs intérêts sur le littoral de
la Méditerranée, que les deux peuples, sou-
dés par la solidarité du suffrage universel et
du principe des nationalités, resteraient à ja-
mais unis. » 11 est intéressant de relire, à ce
propos, ses discours au Sénat du 1" mars 1861
et du V septembre 1869. En 1861, faisant
allusion à la guerre de 1859, il déclare : « J'es-
père que le résultat de cette politique, qu'il
ne m'appartient pas de prévoir, mais que je
puis en grande partie juger par le passé, j'es-
père que la conséquence de cette politique
sera la réalisation de l'unité italienne. » Ceux
qui s'opposent à ce résultat, les zouaves pon-
1. L Allemagne et l'Italie, tome II, p. 3.
192 1870
tificaux, il prétend les flétrir du nom de « nou-
veau Coblentz roDfiain ». En 1869, il chante
victoire, il salue le but atteint: « L'émancipa-
tion d'un grand peuple, l'unité de l'Italie. »
Vers la même époque, Proudhon écrivait* :
« L'Italie, avec une armée de trois cent mille
hommes, amoindrit la PVance de toutes les
façons. Nous sommes trop voisins de l'Italie,
nous lui avons rendu de trop grands services
pour qu'elle nous aime. L'ingratitude en po-
litiqueest le premier des droits et des devoirs;
la coalition contre la France compte désor-
mais un membre de plus. » Ceci était la con-
damnation de la politique extérieure du Se-
cond Empire, et cette condamnation, combien
l'avenir devait en prouver la justesse.
J'ai cité des paroles du prince Napoléon.
Peut-être objectera-t-on que le prince Napo-
léon était le révolutionnaire de la famille, et
que sa politique n'était pas approuvée de
l'empereur. Voyons donc la pensée de Tem-
1. En 1862, dans sa brochure sur « jLa fédération
et r unité de V Italie ».
LA POLITIQUE ITALIENNE DU SECOND EMPIRE 193
pereur. Elle est très nettement exprimée dans
un document du IG septembre 186&. C'est
une circulaire du ministre de l'Intérieur, La
Valette, chargé par intérim du portefeuille
des affaires étrangères, circulaire adressée
à nos agents diplomatiques. Non seulement
elle est adressée au nom de l'empereur, mais
il est établi que l'Empereur lui-môme l'avait
rédigée. Elle parle des changements surve-
nus à la suite de Sadowa. Nous y lisons :
« Les perplexités qui agitent les esprits et qui
ont leur retentissement à l'étranger imposent
au gouvernement l'obligation de dire nette-
ment sa manière de voir... La Prusse agran-
die, libre désormais de toute solidarité,
assure désormais l'indépendance de l'Allema-
gne. La France n'en doit prendre aucun om-
brage. Fière de son admirable unité, de sa
nationalité indestructible, elle ne saurait com-
battre ou regretter l'œuvre d'assimilation qui
vient de s'accompliret subordonner à des sen-
timents jaloux les principes de nationalité
qu'elle représente et professe à l'égard des
MoDtesquiou, 1870. 18
194 1S70
peuples. Le senlimeiit national de l'Allema-
gne satisfait, ses inquiétudes se dissipent,
ses inimitiés s'éteignent. En imitant la France,
elle fait un pas qui la rapproche, non qui Té-
loigne de nous. »
Voilà avec quelles balivernes on endor-
mait le sentiment public, voilà sur quelle
sotte chimère l'Empire fondait sa politique.
« Au Midi, poursuit la circulaire, l'Italie,
dont la longue servitude n'avait pu éteindre
le patriotisme, est mise en possession de tous
ses éléments de grandeur nationale. Son
existence modifie profondément les condi-
tions politiques de l'Europe ; mais, malgré
dés susceptibilités irréfléchies ou des injus-
tices passagères, ses idées, ses principes, ses
intérêts la rapprochent de la nation qui a
versé son sang pour l'aider à conquérir son
indépendance...
« Par quelle singulière réaction du passé
sur l'avenir l'opinion publique verrait-elle,
non des alliés, mais des ennemis de la France,
dans ces nations affranchies d un passé qui
LA POLITIQUE ITALIENNE DU SECOND EMPIRE 195
nous fut hostile, appelées à une vie nouvelle,
dirigées par des principes qui sont les nô-
tres, animées de ces sentiments de progrès
[ui forment le lien pacifique des sociétés mo-
dernes ?
« Une Europe plus fortement constituée,
rendue plus homogène par des divisions ter-
ritoriales plus précises, est une garantie pour
la paix du continent, et n'est ni un péril, ni
un dommage pour notre natiii^n. »
Et dire que Napoléon III croyait vérita-
blement à ce qu'il écrivait là ! 11 croyait par
sa politique qui a constitué l'Italie, constitué
l'Allemagne, qui nous a valu 1870, qui nous
vaut les armements formidables de notre
époque, il croyait assurer la paix de l'Eu-
rope !
Voici la conclusion de k circulaire, qui
est comme un résumé du programme suivi
par Napoléon III dans tout le cours de son
règne : « La politique doit s'élever au-dessus
des préjugés étroits et mesquins d'un autre
âge. L'Empereur ne croit pas que la gran-
196 1870
deur cTun pays dépende de l'a/faiblissemenl
des peuples qui F entourent el ne voit de véri-
lable équilibre que dans les vœux satisfaits
des nations de l'Europe, En cela, il obéit à
des convictions anciennes et aux traditions de
sa race. Napoléon /" avait prévu les chan-
gemenls qui s' opèrent aujourd'hui sur le con-
tinent européen. Il avait déposé les germes
des nationalités nouvelles^ dans la péninsule
en créant le royaume d'Italie^ en Allemagne
en faisant disparaître deux cents cinquante-
trois Étals indépendants *. »
On ne sauraitmieux conclure tout ceci que
par ce qu'a écrit un des historiens (P. de La
Gorce) de Napoléon III : « A des degrés di-
sers, il servit tous les peuples, hormis le sien, »
1. Moniteur universel du 17 septembre 1866.
CHAPITRE XIV
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE?
I
1868-69
Examinons à présent la thèse de ceux qui
font grief à Napoléon III de n'avoir pas osé
abandonner à temps la papauté, et qui dé-
clarent que là est la cause principale du dé-
sastre de la France.
Cette thèse était celle du prince Napoléon.
Il Ta exposée dans un article de la Revue
des Deux-Mondes^ qui eut du retentissement.
Elle a été reprise souvent depuis par ceux
qui trouvent à y satisfaire leur passion anti-
k
1. Les Alliances de VEmpire^ l" avril 1878.
198 λ7U
cléricale. Elle a été développée dans un ou-
vrage paru en 1907 : Rome et Napoléon III ^
par E. Clermont et Emile Bourgeois, avec
une préfdoe de Gabriel Monod.
La thèse est celle-ci : ce qui fait que nous
n'avons pas eu, en 1870, Talliance de l'Italie
et par suite de TAutriche, et que nous avons
donc été isolés en face de l'Allemagne, c'est
que nous avons refusé de concéder à l'Italie ce
qu'elle réclamait comme prix de son alliance:
l'abandon de Rome. Le vrai coupable est-il
Napoléon III ? Non, répond le prince Napo-
léon. Le pouvoir temporel du Pape à Rome,
déclare-t-il, l'empereur, « dans son opinion
intime, le condamnait. Cette conviction s'é-
tait formée chez lui par l'étude de la politi-
que de Napoléon I" et par ses souvenirs de
jeunesse, alors que, parmi les insurgés ita-
liens de 1831, il prenait part à la révolution
contre le Pape. »
Mais, explique le prince Napoléon, lempe-
reur n'osait abandonner le Pape, « par crainte
du parti clérical que son entourage lui re-
nOMF A-T-ErXE PERDU L\ FRANCE 109
présentait comme très influent ». Les vrais
coupables, ce sont donc les catholiques. « Que
le parti clérical, écrit le prince Napoléon,
ait au moins le courage de ses opinions. Au
lieu de se sentir blessé par le reproche d'a-
voir placé le pouvoir temporel au-dessus des
alliés que la France pouvait avoir, il devrait
s'en glorifier, et, pour être conséquent, dire:
le Pape avant tout, même avant la Patrie ! »
Et le prince Napoléon conclut : la politique
que leparticlérical a imposée à Napoléon III,
« est la cause principale de nos désastres, et
rhistoire impartiale dira que le pouvoir tem-
porel des papes a coûté à la France l'Alsace
et une partie de la Lorraine ».
On voit l'avantage de cette thèse. L'his-
toire dit avec nous que ce qui nous a coûté
l'Alsace et une partie de la Lorraine, c'est
la politique révolutionnaire et napoléonienne
des nationalités, c'est la politique révolution-
naire et démocratique du plébiscite et du par-
lementarisme. Le fait est accablant pour l'Em-
pire. Car cette politique, ce n'est pas une
200 1870
politique de hasard ou de fantaisie, c'est une
politique qui lient aux origines et à l'essence
mêmes du régime. Quelle chance, pour les
partisans de ce régime, s'ils peuvent prou-
ver que non seulement le désastre n'est pas
dû à cette politique révolutionnaire, mais
encore qu'il est dû à ceux qui ont empêché
cette politique d'être poussée jusqu'au bout.
« Au parti clérical » I pour parler comme le
prince Napoléon. Entendez : les défenseurs
du pouvoir temporel et les tenants de la po-
litique d'équilibre de la monarchie capé-
tienne.
Leprince Napoléonest un accusé qui, pour
mieux se défendre, prend l'ofTensive. Mais il
est absolument seul dans cette attitude. On
ne trouve pas un seul historien sérieux pour
applaudir à la politique extérieure de Napo-
léon III et pour le féliciter d'avoir unifié
l'Italie et l'Allemagne. Dans le livre indiqué
plus haut, Rome ei Napoléon ///, M. Emile
Bourgeois, qui est l'auteur de la seconde
partie qui nous intéresse plus particulière-
ROME A-T ELLE PERDU LA FRANCE 201
ment aujourd'hui, approuve-t-il ou non cette
politique ? Il m*a été impossible de m'en
rendre compte. La question n'était pourtant
pas indifférente.
Mais enfin, même en reconnaissant que la
constitution du royaume d'Italie fut une
grande faute de la part de Napoléon III, et
la cause primordiale de notre désastre, on
peut faire remarquer qu'en 1868, la faute
était commise, qu'il n'y avait plus à y revenir ;
qu'il n'y avait plus qu'un moyen de chercher
à la pallier, c'était d'obtenir l'alliance ita-
lienne ; que donc, même si l'on condamne la
politique des nationalités de Napoléon III,
les défenseurs du pouvoir temporel n'en sont
pas moins responsables, à un certain point
de vue, du désastre de 1870, par l'isolement
auquel ils nous ont réduits.
C'est cette thèse que je veux considérer.
Il faut distinguer deux périodes dans les
lOi 1870
pourparlers entre la France, l'Autriche et
l'Italie. Un premier essai d'alliance fut es-
quissé en 1868, 1869. Puis les négociations
furent interrompues. Elles furent reprises
en 1870.
En 1868, les conversations restèrent dans
le vague. En 1869, elles ne se précisèrent
pas encore beaucoup. « L'empereur cherchait
des alliances, écrit Albert Sorel, mais il les
cherchait mollement. » Une lettre de Victor-
Emmanuel à Napoléon indique bien que
l'Italie ne pourra rien conclure tant que les
troupes françaises occuperont le territoire
romain. Mais si on avait concédé le rappel
des troupes françaises, qu'est-ce qui aurait
été conclu ? Qui peut le dire ? Aurait-il été
môme conclu quelque chose ? Il serait bien
audacieux de l'affirmer. M. E. Bourgeois,
qui soutient la thèse que les exigences
« cléricales » perdirent la France, est lui-
même obligé d'écrire : « Peul-êlre^ en 1869,
le rappel des troupes françaises... eût-il
suffi à renouer l'accord entre la France et
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 203
ritalie V » Voilà un « peut-être » qui est
sage. Et môme au prix, non seulement du
rappel de nos troupes, mais aussi de la re-
connaissance du principe de /lon-m/er^en/Zon,
« Falliance se fût-elle solidement nouée ? 11
est permis d*en douter », déclare M. de La
Gorce *.
Oui, il est plus que permis d'en douter,
surtout lorsqu'on considère l'attitude de
l'Autriche, attitude à laquelle l'Italie subor-
donnait la sienne. « L'Autriche, écrit M. de
La Gorce, par-dessus tout soucieuse de dimi-
nuer les risques, s'offrait et se refusait tout
à la fois. Elle voulait une alliance qui ne la
compromît pas trop, une alliance défensive,
c'est-à-dire pour le maintien de la paix. Elle
aspirait à conserver la faculté de demeurer
neutre, même en cas de guerre franco-prus-
sienne... Sûrement il fallait entretenir la
Cour des Tuileries dans l'idée d'une alliance :
1 . Rome et Napoléon III, p. 280.
2. Histoire du Second Empire, torae VI, p. 155,
E04 1870
autrement la France, découragée du côté de
Vienne, pourrait, par une brusque évolution,
se porter vers la Prusse. Mais était-il sage
d'aller jusqu'aux accords positifs ? La plus
grande habileté ne serait-elle pas de s'offrir
sans se livrer, de faire halte sur le terrain
un peu vague des quasi-assurances, et par-
dessus tout de surseoir aux engagements
écrits * ? » C'est que, aux yeux du gouver-
nement autrichien, une image se dressait,
« celle de la défaite possible ; ce ne serait
plus l'amoindrissement comme en 1866,
mais le démembrement " ».
Voilà l'attitude de l'Autriche suffisamment
définie. On verra cette attitude encore mieux
se dévoiler dans les pourparlers de 1870. L'Au-
triche seraplus ardente quel'Italie'elle-même
pour faire concéder à cette dernière ce que
celle-ci réclame. Ceci parce que c'est pour
elle un moyen de tergiverser. Eût-on fait à
1. Oavr. cité, p. 152 et 155.
3. /(/., p. 151.
ROME A-T-ETXE PEBDU LA FRANCE 205
l'Italie la concession demandée, l'Autriche
eût trouvé quelque autre échappatoire pour
éviter que ni elle ni l'Italie ne s'engageassent
d'une façon précise. Le contraire est bien im-
probable pour qui considère impartialement
cette période de l'histoire diplomatique.
Ce fut une grande faute de la part de Na-
poléon 111 de ne pas avoir compris cette atti-
tude de l'Autriche. 11 crut que les paroles
qu'on avait échangées ou que les lettres qu'on
s'était écrites pouvaient tenir lieu d'engage-
ment, ou plutôt qu'elles lui permettaient de
conclure un engagement quand il voudrait !
C'est ce qui lui faisait déclarer au général
Lebrun, en novembre 1869: « Il serait permis
de considérer l'alliance de l'Italie comme cer-
taine, et celle de l'Autriche comme assurée
moralement, sinon activement'.» Or, ce qui
était seul réel, c'est, comme le dit fort bien
M. de La Gorce, que si entre Paris, Florence
et Vienne, il avait été échangé beaucoup de
1. Souvenirs du général Lebrun, p. 59.
206 1870
paroles, aucune n'avait force obligatoire.
« Ces paroles, volontairement équivoques,
étaient de celles qui, en cas de victoire, s'ap-
pellent engagements, et, en cas de fortune
mauvaise ou douteuse, s'effaceront pour ja-
mais *. »
C'est bien là la sorte d'alliance qui conve-
nait à Vienne et Florence de conclure.
Voyons d'ailleurs la seule proposition un
peu précise qu'on nous ait faite. Elle est de
mars 1870, quand l'archiduc Albert vint à
Paris, il établit un plan de campagne avec
Napoléon III, dans lequel il demandait,
quoi?... Six semaines aux armées autrichien-
nes et italiennes pour mobiliser. Le 19 mai,
l'Empereur rassembla en un conseil le maré-
chal Lebœuf et les généraux Frossard, Le-
brun et Jarras. Il leur exposa le plan pro-
posé par l'Autriche. « Quand l'Empereur se
fut tu, écrit M. de La Gorce, un certain em-
barras prolongea le silence. Que resterait-il
1. Histoire du Second Empire, tomo VI, p. 157.
ROME À-T-ELLE PERDU LA FRANCE 207
du projet quand on aurait éliminé ce qui était
rève ou illusion ! Bientôt les objections se for-
mulèrent. Le plan, superbe à coup sûr, exi-
geait, pour réussir, deux choses : une ex-
trême lenteur de la part de la Prusse ; une
extrême célérité de la part de l'Autriche et de
l'Italie. A consulter l'expérience des temps
passés et toutes les informations du temps
présent, ne serait-ce pas à Berlin qu'on irait
vite, à Vienne qu'on procéderait lentement ?
L'empressement, déjà un peu refroidi, se
changea en vraie déception quand Napoléon
ajouta que l'Autriche demandait, à partir des
hostilités, un délai de six semaines pour en-
trer elle-même en campagne. Cette stipulation
du délai parut même dissimuler chez notre
prétendue alliée l'arrière-pensée de s'attacher
à nos victoires, de se dérober à notre mau-
vaise fortune... Une question se posait, celle
de savoir si on pourrait, sans alliés et à dé-
couvert, supporter, pendant six semaines, le
choc de l'ennemi. Deux des membres du con-
seil, le maréchal Lebœuf et le général Fros-
208 i870
sard, ayant à cœur de ne point abandonner
un plan qui avait été débattu avec l'Autriche
et que le souverain patronnait, on se mit à
étudier les cartes, le compas à la main, et on
rechercha par quelles combinaisons dila-
toires on laisserait à nos alliés le temps d'en-
trer en ligne. Tous les efforts furent vains, et
la conclusion (dont on aurait dû se souvenir
deux mois plus tard) fut que l'armée fran-
çaise était insuffisante pour luttera elle seule,
pendant six semaines, contre toute la confé-
dération de l'Allemagne du Nord *. »
En juin, l'Empereur envoya donc le géné-
ral Lebrun à Vienne, pour demander à l'Au-
triche un projet acceptable. L'Autriche per-
sista à exiger un délai de six semaines à
partir de la mobilisation pour entrer en cam-
pagne. « Comment voulez-vous, s'écria le
général Lebrun, que nous restions près de
quatre semaines à découvert, tandis que,
sous prétexte de préparatifs à achever, vous
1. Ouvr. cité, p. 185.
nOME À-T-ELLE PERDU LA FRANCE 209
prolongerez votre état de neutralité ?» —
« Ainsi s'exprimait, écrit M. de La Gorce,
l'aide de canip impérial. A cette objection
qu'il formulait tout haut s'ajoutait un soup-
çon que son esprit ne parvenait pas à chas-
ser. Le cabinet de Vienne, en ajournant son
action, n'entretenait-il pas le secret dessein
de ne se décider qu'après la victoire * ? »
Voilà donc ce que l'on nous a proposé
avant la guerre, et que le refus d'abandonner
Rome aurait fait échouer, à supposer que ce
refus eût été vraiment l'obstacle à une en-
tente : un plan que nos chefs militaires
considéraient comme inacceptable parce
qu'il permettait à nos <» alliés » de ne nous
venir en aide que lorsque nous n'aurions
plus besoin d'eux, c'est-à-dire dans le cas où
nous serions victorieux ; et que de plus il
nous laissait dans les quatre premières se-
maines, les semaines décisives, à nos seules
forces.
1. Ooyr. ci7^, p. 187,
Montesquiou, 1870. 14
21) 1870
II
1870
Les négociations pour obtenir des alliances
reprirent en juillet-août 1870. Voyons si,
alors plus que dans les années précédentes,
la question romaine a eu sur nos destinées
cette action capitale et funeste que certains
lui attribuent.
Le 3 juillet éclate TafTaire HohenzoUern.
Le 8 juillet, notre ministre des Affaires
étrangères^ le duc de Gramont, télégraphie
c^ Florence, à notre envoyé, M. de Malarei :
« Si l'obstination de la Prusse rend la guerre
nécessaire, la France compte sur Tappui de
l'Italie, o La France compte ! Cependant, à
ce moment, pas plus avec Tltalie qu'avec
l'Autriche, la France n'avait rien conclu. Et
lorsque, le 15 juillet, le duc de Gramont ré-
pondait au président de la Commission des
Crédits, qui demandait si nous avions des
POVK A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 211
alliances : « Si j'ai fait attendre la commis-
sion, c'est que j*avais chez moi, au ministère
des Affaires étrangères, l'ambassadeur
d'Autriche et le ministre d'Italie. J'espère
que la commission ne m'en demandera pas
davantage », on recommençait alors seule-
ment à « causer ».
M. E. Bourgeois déclare : « Le 25 et le
26 juillet furent les journées critiques où, à
Vienne et à Paris, le sort de la France se dé-
cida diplomatiquement. Avec Sedan et la
capitulation de l'armée française, ce sont les
dates les plus malheureuses de notre his-
toire *. » M. Bourgeois entend par là qu'à
cette date nous pouvions obtenir l'alliance
de l'Italie et de l'Autriche au prix de l'aban-
don de Rome aux troupes italiennes, et que
cette alliance sauvait la France. Examinons
ce qui en est.
Voyons d'abord ce qui nous était ofTert.
Le ministre autrichien, M. de Beust, dans
1. Borne et Napoléon III, p. 287.
212 1870
une lettre au prince de Metternich, que ce-
lui-ci communiqua au duc de Gramont, écri-
vait le 20 juillet : « Veuillez répéter à Sa
Majesté et à ses ministres que, fidèles à nos
engagements, tels qu'ils ont été consignés
dans les lettres échangées entre les deux
souverains, nous considérons la cause de la
France comme la nôtre, et que nous contri-
buerons au succès de ses armes dans les
limites du possible. »
Les lettres échangées entre les souverains
auxquelles il est fait ici allusion, ce sont les
pourparlers de 1869 qui n'avaient abouti à
rien de précis. Un seul « engagement » en
était sorti, celui de ne pas s'entendre avec
une puissance tierce à l'insu les uns des au-
tres. Voilà seulement à quoi l'Autriche et
l'Italie étaient tenues envers nous.
11 est vrai que l'Autriche se déclare prêle
à nous venir en aide « dans les limites du
possible «.Voyons ce possible. « Ces limites,
déclare la lettre du 20 juillet, sont détermi-
nées d'une part par nos difficultés inlérieu-
ROME AT- ELLE PEJIDU LA FRANCE Îft3
«
res, d'autre part par des considérations poli-
tiques de la plus haute importance. »
Quelles sont les difficultés intérieures ?
« Comme je Tai toujours fait pressentir dans
nos pourparlers de Tannée dernière, déclare
M. de Beust, nous ne pouvons pas oublier
que nos dix millions d'Allemands ne voient,
dans la guerre actuelle, non pas un duel entre
la France et la Prusse, mais le commence-
ment d'une lutte nationale. Nous ne pouvons
pas nous dissimuler non plus que les Hon-
grois, tout disposés qu'ils soient à s'imposer
les plus grands sacrifices dès qu'il s'agit de
défendre l'Empire contre la Russie, se mon-
treront plus réservés dès qu'il s'agira de dé-
penser leur sang et leur argent pour recon-
quérir à l'Autriche sa position en Allemagne. »
Et puis, autre chose capitale dont M. de
Beust ne parle pas ici, c'est que l'armée au-
trichienne n'est nullement prête à entrer en
campagne.
Quelles sont, d'autre part, ces « considé-
rations politiques de la plus haute impor-
214 i870
(ance » qui, diaprés M. de Beust, imposent
des « limites » à l'intervention autrichienne?
C'est l'attitude menaçante de la Russie. La
Russie n'avait guère eu à se louer de la poli-
tique du second Empire. Aussi quand notre
ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le géné-
ral Fleury, dans les premiers jours de juillet,
vint entretenir le prince GortschakofT de l'in-
cident Hohenzollern, celui-ci lui répondit, non
sans un malin plaisir, qu'il ne pouvait que
se désintéresser de cet incident, car, déclara-
t-il en substance, il n'y a pas bien longtemps,
un autre prince de Hohenzollern a été appelé
à régner sur la Roumanie. (C'est Napoléon III
qui avait été l'instigateur de cette candida-
ture). « Or, remarquait GortsckakofT, la Rus-
sie a alors protesté, et nos protestations sont
restées sans écho. » N'était-il pas de bonne
guerre de trouver naturel qu'il en fût de
môme à son tour pour la France ?
Cependant, après l'envoi de ce trait,
GortschakofT nous tendait la perche. Il insi-
nuait que l'attitude de la Russie pourrait
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 2{5
changer, si la France voulait bien donner
« sur le terrain d'Orient des gages de son
esprit conciliant. » C'est la révision du traité
de Paris, quant à la neutralisation de la mer
Noire, que la Russie désirait. Mais les ins-
tructions de notre ambassadeur, « loin de
lui laisser cette latitude, lui recommandaient
de garder le silence sur la question d'Orient » .
(P. de LaGorce.)
Ce que la Russie n'obtint pas à Paris, elle
l'obtint à Berlin. « La Prusse promit
(9 août 1870) à la Russie ses bons offices, en
vue d'une révision du traité de Paris, la Rus-
sie promit de prendre part au conflit dans ia
même mesure que l'Autriche... î/\iitriche
fut avertie en conséquence que la Russie
croirait devoir armer dans la môme propor-
tion, au moins, qu'on le ferait à Vienne. »
(A. Sorel.) Et Sorel ajoute : « Les arrange-
ments conclus avec TAutriche obligeaient
r Italie à ne rien faire à l'insu de cette puis-
sance. Les négociations d'une alliance avec
l'Italie se trouvèrent dès lors liées entière-
!iSiÔ 1870
ment aux négociations d'une alliance avec
l'Autriche. C'est ainsi que les empêchements
qui arrêtaient la cour de Vienne pesaient in-
directement sur l'Italie. On voit ici toute l'é-
tendue des services que la Russie rendit à la
Prusse*. M
C'est ce qui permet à M. Welschinger de dé-
clarer que, quitte à « mécontenter l'Angle-
terre au prix de la rupture du traité de Paris
(ce qui devait d'ailleurs avoir lieu quelques
mois plus tard) », il fallait « obtenir à ce prix
l'alliance russe qui nous était depuis long-
temps offerte, alliance qui eût, sinon empê-
ché la guerre, du moins singulièrement for-
tifié nos positions et assuré par surcroît
Talliance autrichienne ». — « Voilà, ajoute
M. Welschinger", ce qu'il faut reprochera la
diplomatie impériale, et c'est ce que ne di-
sent pas ceux qui font tout remonter à la
1. Histoire diplomatique de U guerre franco-alU*
mandcy tome I, p. 232.
2. La guerre de 1870, tome I, p. 231.
HOME À-T-ELLE PERDU LA FRANCE 217
question romaine. Telle est cependant la
faute grave, la faute maîtresse. »
Quoi qu'il en soit, dans sa lettre du 20 juil-
let, M. de Beust met en avant les menaces
de la Russie pour ne pas s'engager d'une fa-
çon trop compromettante avec la France. Il
écrit : « Nous croyons savoir que la Russie
persévère dans son alliance, au point que,
dans certaines éventualités, l'intervention des
armées moscovites doit être envisagée non
pas comme probable, mais comme certaine.
Parmi ces éventualités, celle qui nous con-
cerne nous préoccupe nécessairement le plus.
Mais, si nous admettons cette préoccupation
avec toute la franchise qu'on se doit entre
bons alliés, nous pensons que l'empereur
Napoléon nous rendra cette justice de ne pas
nous taxer d'un étroit égoïsme : nous pen-
sons à lui autant qu'à nous.
« L'intérêt de la France n'ordonne-t-il pas
comme le nôtre d'empêcher que le jeu, en-
gagé à deux, ne se complique trop prompte-
ment ? Or, nous croyons savoir que notre en-
218 1870
trée en campagne amènerait sur le champ
celle de la Russie qui nous menace non seu-
lement en Galicie, mais sur le Pruth et le
le Bas-Danube. Neutraliser la Russie, rame-
ner jusqu'au temps où la saison avancée ne
lui permettrait plus de songer à concentrer
ses troupes, éviter tout ce qui pourrait lui
donner de Tombrage ou lui fournir un pré-
texte d'entrer en lice : voilà ce qui doit, pour
le moment, être le but ostensible de notre po-
litique. »
Finalement, que nous proposait FAutriche?
Une neulralilé armée. « Dans ces circonstan-
ces, le mot de neulralilé que nous ne pronon-
çons pas sans regret nous est imposé par une
nécessité impérieuse et par une appréciation
logique de nos intérêts solidaires. Mais cette
neutralité n'est qu'un moyen, le moyen de
nous rapprocher du but véritable de notre po-
litique, le seul moyen de compléter nos ar-
mements sans nous exposer à une attaque
soudaine, soit de la Prusse, soit de la Russie,
avant d'ôtre en mesure de nous défendre. »
ROME A-T-ELLE PERDU LÀ FRANCE 219
Ajoutons que c'était surtout le moyen de
voir venir les événements pour pouvoir,
comme le dit très bien M. Welschinger, « mo-
difier son attitude, suivant que la victoire se
porterait de tel ou tel côté ».
D«'ins cette même lettre, M. de Beust dé-
clarait que l'Autriche ne pourrait s'entendre
avec l'Italie pour cette « neutralité armée »
que dans le cas où, non seulement, la France
rappellerait ses troupes des Etats pontificaux,
mais encore livrerait ces Etats à la discrétion
des Italiens. « Jamais, écrivait-il, nous n'au-
rons les Italiens avec nous de cœur et d'âme,
si nous ne leur retirons pas leur épine ro-
maine. »
Les jours suivants, l'Italie, de son côté,
marqua qu'elle était prête k lier partie avec
l'Autriche et à conclure avec celle-ci « un
traité de neutralité armée », à la condition
également que les troupes françaises quitte-
raient Rome et que la France laisserait l'Ita-
lie solutionnera son gré la question romaine.
Le gouvernement français consentit au rap-
220 1870
pel de ses troupes, mais refusa d'aller au
delà. C'est là-dessus que certains se sont
écriés que la défense du pouvoir temporel
avait perdu la France.
Or, en donnant sur cette question satisfac-
tion à ritalie et à l'Autriche, qu'eût-on ob-
tenu ? Nous venons de le voir : une « neutra-
lité armée » de la part de ces deux pays. Le
texte du projet n'a jamais été livré à la publi-
cité. M. E. Bourgeois déclare qu'on peut néan-
moins le reconstituer d'après les discussions
auxquelles le document adonné lieu. « Le pro-
jet, écrit-il*, était formé, le matin du 26 juillet,
de sept articles. Les articles 1 et 2 conte-
naient une déclaration commune de neutra-
lité armée, avec garantie réciproque des ter-
ritoires. L'article 3 stipulait, comme le traité
proposé en 1869, que les deux puissances s'en-
gageraient réciproquement à concerter tou-
tes leurs démarches ultérieures ; l'article 4,
qu'une de ces démarches pourrait être l'of-
1. Voir Rome et Napoléon III.
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 221
fre commune d'une médiation à la France et
à la Prusse. L'article 5 prévoyait, pour le cas
où cette médiation serait refusée, la mise sur
pied, la plus rapide possible : aussilôl que
faire se pourra^ des armées italiennes et au-
trichiennes, et l'article 6, enfin, l'étude si-
multanée, après le rejet de cette médiation,
des combinaisons et des plans de campagne.
L'article 7 était relatif à la question romaine,
dont le règlement était indiqué d'une façon
vague : « pour la satisfaction de l'Italie et la
protection du Pape. »
Mise sur pied, aussilôl que faire se pourra^
des armées autrichiennes et italiennes. C'est-
à-dire quand ? On nous l'avait spécifié des
deux côtés : pas avant le courant de septem-
bre. Or, en septembre, où étaient nos armées ?
L'une avait été faite prisonnière à Sedan,
l'autre était enfermée dans Metz. L'Autriche
et l'Italie eussent-elles alors jugé opportun
de marcher contre l'Allemagne ? Je donnerai
plus loin les raisons qui font conclure par la
négative ! Je rappellerai seulement ici ce que
222 1870
le ministre des AfTaires étrangères italien,
M. Visconti-Venosta, répondait à notre en-
voyé qui faisait appel à Tamitié de l'Italie, au
nom des services rendus par la France : « Eh !
oui, eh ! oui, amitié, certes. Mais quand un
de nos amis se jette par la fenêtre, sans nous
prévenir, ce n'est pas une raison pour qu'on
saute après lui et se casse le cou, sans chance
de le sauver. »
J'ai exposé ce que l'Autriche et l'Italie
avaient proposé, le 26 juillet 1870, à la France,
au prix de l'abandon de Rome aux Italiens :
un traité de neutralité armée entre l'Autriche
et l'Italie ; une offre de médiation ^ la France
et la Prusse. Dans le cas du rejet de la mé-
diation par la Prusse, une mise sur pied des
armées italiennes et autrichiennes « aussitôt
que faire se pourra », c'est-à-dire au plus tôt
pour le courant de septembre !
Or, après qu'une de nos armées avait été
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 223
faite prisonnière à Sedan, lorsque l'autre
était enfermée à Metz, TAutriche et l'Italie
eussent-elles jugé prudent de marcher contre
l'Allemagne? Tout dans leur attitude oblige
à répondre par un non très catégorique.
Je l'ai montré, avec les historiens qui ont le
plus impartialement traité cette question, la
préoccupation dominante de l'Italie et encore
plus de l'Autriche avait été de ne pas s'en-
gager formellement avant de savoir en faveur
de qui la victoire se déclarerait. Gomme écrit
Albert Sorel, Italie et Autriche « entendaient
participer aux avantages sans s'exposer à de
trop grands hasards ». Exiger six semaines
pour faire les préparatifs militaires nécessai-
res, c'était se permettre de voir venir les évé-
nements. Après nos premières défaites du
commencement d'août, c'était tout vu. L'Au-
triche et l'Italie étaient dès lors bien décidées
à ne plus sortir de leur neutralité.
Mais, objectera-t-on peut-être, si, en juillet
1870, la France avait donné satisfaction à
l'Italie, sur la question romaine, il est pos-
2if4 1870
sible que le traité, resté à Tétai de projet, eût
été alors signé. Et puis? Qu'est-ce que cela
eût changé à Tordre des choses ? Le duc de
Gramont va nous le dire. Si un traité d'al-
liance avait été signé (le duc de Gramont
prétend qu'il eût suffi pour cela qu'en août
les troupes françaises eussent pu tenir quel-
ques jours de plus sans être battues), « cela
n'eût pas changé grand'chose à la situation,
avoue-t-il, mais cela eût obligé nos alliés à
déchirer un traité conclu au lieu de n'avoir à
répudier qu'un traité convenu. » Voilà un bel
avantage, n'est-il pas vrai ?
Et encore fais-je abstraction de ce qu'Al-
bert Sorel croit pouvoir avancer, c'est qu'au
traité qui nous avait été proposé, « il y avait
une condition expresse, c'est que la France
serait entrée dans l'Allemagne du Sud » *.
Que l'Autriche et l'Italie ne s'engageaient
donc « à soutenir la France qu'au cas où Tar-
1. Histoire diplomatique de la guerre franco^MlU"
mande t tome I, p. 240.
nOME À-T-ELLE PERDU LA FRANCE 225
mée française prendrait l'offensive et par-
viendrait à tenir avec avantage la campagne
jusqu'au 15 septembre '. »
Peu importe, d'ailleurs, que cette condi-
tion ait été ou non formellement exprimée.
C'est bien à elle, on n'en saurait douter, que
dans tous les cas l'Autriche et l'Italie subor-
donnaient l'exécution des engagements qui
nous avaient été offerts.
Peut-on leur en vouloir ? J'ai déjà cité la
remarque de M. Visconti-Venosta : « Quand
un de nos amis se jette par la fenêtre, sans
nous prévenir, ce n'est pas une raison pour
qu'on saute après lui et se casse le cou, sans
chance de le sauver. » On ne peut s'empê-
cher de trouver que la remarque est de bon
sens. Les armées italiennes et autrichiennes
n'étaient nullement prêtes alors à se mesurer
avec les armées prussiennes. L'Autriche
nous en avait averti, pour ce qui la concer-
nait, en juin 1870, quand le général Lebrun
1. Onvr. cité, p. 246.
Montesquieu, 1870. 15
220 1S70
avait été envoyé en mission à Vienne. Fran-
çois-Joseph ne nous avait pas caché qu'il
voulait la paix, parce qu'il n'était pas en état
de soutenir la guerre. En définitive, en juil-
let 1870, « TAutriche, écrit Albert Sorel,
n'était ni résolue à l'action, ni capable d'agir.
Bn proclamant immédiatement son alliance,
dit un écrivain militaire très bien informe^
(Metz), elle courait un réel danger; la Prusse
pouvait, grâce à la rapidité de sa mobilisa-
tion, porter sur elle les premiers coups,
avant qu'elle fût en état de résister, séparée
de nous par plus de deux cents lieues d'un
territoire ennemi. La Russie pouvait atta-.
quer à Timproviste. Tout commandait donc
à l'Autiiche la réserve et la prudence * ».
« Si l'Autriche, écrit de son côté M. Wels-
chinger, n'avait ni les ressources financières
ni les effectifs suffisants pour entrer immé-
diatement en campagne, que dire de l'Italie?
L'effectif de l'armée italienne avait été réduit
1. Oavr. cité, p. 233.
ROME AT -ELLE PERDU LA FRANCE 227
à cent trente mille hommes. 11 lui fallait au
moins six semaines pour se préparer à une
action quelconque, puisque le 27 juillet 1870,
Visconti-Venosta sera amené à dire lui-même
à Sir Pajet : « L'Italie est désarmée au delà
de toute limite. » Et le 18 septembre 1870,
Crispi écrira à Philippe, préfet de la Haute-
Savoie, que les Italiens ne seraient pas capa-
bles d'envoyer « cinquante hommes au delà
des Alpes. Nous pourrions soutenir une
guerre défensive chez nous, mais nous ne
pourrions faire une guerre offensive '. »
« Comment a-t-on pu dire après cela, ajoute
M. Welschinger, que, le 24 juillet, le conseil
des ministres et Tempereur François-Joseph
étaient prêts à conclure la triple alliance ? Il
suffit de relire les dépêches officielles pour
découvrir tout le contraire. Du 6 au 20 juil-
let, il n'est question que du désir de ne pas
s'immiscer dans le conflit franco-prussien,
de garder l'attitude passive de la neutralité,
1. La guerre de 1870, tome I, p. 206.
228 1870
et s'il faut sortir de cette attitude, de n'agir
qu'en vue de la conciliation et de la paix. La
circulaire de Beust à ses agents, le 20 juil-
let, constate que Tunique préoccupation de
TAutriche a été le maintien de la paix, et que
maintenant la neutralité lui est commandée
avec le devoir de veiller à sa sécurité et à ses
intérêts, de résister à toute pression et à
tout entraînement irréfléchi et de ne pas de-
venir le jouet des événements. Il est vrai que,
le 26 juillet, Victor-Emmanuel informe Na-
poléon III que l'Autriche propose un traité
préalable de neutralité armée entre l'Autri-
che et l'Italie, « ce qui, dit-il, faciliterait, en
cas d'événement, notre concours dans cette
triple alliance ». Mais ce ne sont là, encore
une fois, que les promesses vagues d'un
traité qui permettrait de se mettre en mou-
vement dans l'avenir, c'est-à-dire dans plu-
sieurs mois, quand la guerre entre la France
et la Prusse aurait déjà décidé du sort de
l'une ou de l'autre de ces deux puissances.
Les armements promis, la sommation éven-
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 229
tuelle à la Prusse de maintenir le slalu quo
en Allemagne, l'entrée en campagne de corps
autrichiens et italiens, tout cela était falla-
cieux et éphémère *. »
Et M. Welschinger conclut : « Est-il vrai
que ce dilemme : « Sauver la France en per-
dant Rome, ou perdre la France en sauvant
Rome », se soit alors posé réellement ? Non.
L'abandon complet de Rome n'eût pas sauvé
la France, puisque ni l'Italie, ni l'Autriche
n'étaient, à cette époque, en état de lui venir
matériellement et efficacement en aide. Les
documents authentiques sont là pour attester
cette vérité dont on se garde de parler.
Faut-il redire encore une fois que l'Autriche
avait déclaré « qu'il ne lui serait pas possi-
ble d'entrer en campagne avant la fin de sep-
tembre » et que l'Italie n'était pas prête ? A
quoi donc auraient servi des traités d'al-
liance qui auraient laissé, pendant cinq se-
maines au moins, la France toute seule
1 Onvr. cité, p. 213.
230 1870
devant un ennemi supérieur en forces * ? »
La vérité est que les forces autrichiennes
et italiennes seraient venues former un ap-
point pour nous si elles avaient vu la balance
pencher en notre faveur. Dès lors que nous
étions vaincus, dès les premières rencontres,
avec comme sans traité, nous ne pouvions
plus espérer aucun secours.
La victoire ! c'est bien là-dessus, d'ailleurs,
que le gouvernement français comptait pour
avoir des alliés. Il faut relire à ce propos le
récit que fait Rothan de son entrevue avec
notre ministre des Affaires étrangères : « Le
duc de Gramont ne me reçut que le surlen-
demain, le 23 juillet. Je le trouvai superbe
dans ses allures, hautain dans ses apprécia-
tions. Il croyait à la vertu des mitrailleuses ;
elles paraissaient être, à ce moment, le der-
nier mot de sa science diplomatique. Il voyait
la Prusse écrasée, implorant la paix, et l'Eu-
rope émerveillée, sollicitant nos bonnes grâ-
1. Oavn cité, p. 218.
ROME A-T-ELLE PERDU LA FRANCE 231
ces, si bien qu'il dédaignait les alliances :
Nous aurons après nos victoires^ me disait-il,
plus d'alliés que nous n^en voudrons. Il
entendait avoir ses coudées franches au mo-
ment de la paix. Il en était à se féliciter de
révolution de la Bavière et du Wurtemberg.
« Vous aviez tort de croire, disait-il à M. de
Saint-Vallier, que nous souhaitions la neu-
tralité des royaumes du Sud, nous n'en vou-
lons pas, elle gênerait nos opérations mili-
taires, il nous faut les plaines du Palatinat
pour développer nos armées *. »
Nous ne sommes évidemment pas là de-
vant quelqu'un dont l'esprit serait torturé
par ce dilemme que certains prétendent qui
se serait posé alors : « Qui vais-je sacrifier ?
Le Pape à la France, ou la France au Pape ? »
Non, l'image qui se présentait aux yeux de
nos diplomates était moins poignante : « Nous
partons en guerre. Nous sommes victorieux.
1. L'Allemagne et l'Italie, par G. Rotbao, tome II,
p. 40.
232 i870
Nos premières victoires entraînent à notre
suite l'Autriche et l'Italie. L'Autriche qui
trouve une occasion de venger sa défaite de
1866. L'Italie, une occasion de payer à la
France sa dette de reconnaissance. »
Parfait, mais il eût fallu pour cela prépa-
rer la victoire, ce que le gouvernement impé-
rial avait négligé de faire. Comme dit Sorel,
« les stratégistes avaient compté sur les
alliances pour organiser la victoire, les diplo-
mates comptaient sur la victoire pour orga-
niser les alliances ». Voilà le vrai dilemme
qui s'est posé : sans alliés, pas de victoire ;
sans victoire préalable, pas d'alliés. Or, ce
dilemme était insoluble. On ne pouvait que
tâcher de l'écarter en essayant d'éviter ou de
retarder la guerre. Et c'est ce que notre
diplomatie ne fit pas, puisqu'elle fit tout le
contraire.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE PARLEMENT PRUSSIEN
CONTRE L'ARMÉE (1860-1866)»'
En exposant les causes politiques du dé-
sastre de 1870, je n'ai jusqu'à présent envi-
sagé que les événements de France. Il nous
faut maintenant passer la frontière. Alors
qu'en 1870 la France ne se trouvait prête à
la lutte, ni au point de vue militaire, ni au
1. Les détails de cette période de l'histoire de la
Prusse sont empruntés principalement aux deux volu-
mes (édition française par E. Jaeglé) des Pensées et
souvenirs de Bismarck, à Bismarck et sa famille, par
Robert de Keudell, et au second valnme de fiismarck
et son temps, par Paul Matter.
234 1870
point de vue des alliances, elle a trouvé
devant elle un peuple qui s'était, au con-
traire, admirablement préparé à la guerre:
voilà aussi une cause de notre désastre. Or
d'où émanait cette cause? D'où venait cette
différence entre ce peuple et nous ? Ce peu-
ple était-il militariste ? Avait-il compris qu'il
importait de se préparer? Avait-il consenti les
sacrifices nécessaires à cette préparation ?
Non, rien de tout cela. Aussi bien qu'en
France, le parlement, les électeurs en Prusse
se sont prononcés contre toute réforme de
l'armée. Seulement en Prusse, il s'est trouvé
un gouvernement digne de ce nom. Gouver-
ner, c'est diriger. En France, l'autorité a en
quelque sorte abdiqué. Elle a abandonné no-
tre beau navire au courant de l'opinion. Rien
d'étonnant à ce que le voyage ait mal fini.
En 1857, par suite de la maladie de Fré-
déric-Guillaume IV, celui qui devait être
LE PARLEMENT PRUSSIE.N CONTRE l'ARMÉE 235
' 'uillaume 1*' avait été chargé de la régence.
La situation de la Prusse, l'état de TAllema-
f^ne, les luttes futures qu'il prévoyait, lui en-
joignaient de réformer son armée. Aussi, en
février 18G0, fait-il déposer à la Chambre,
par son ministre de la Guerre, M. de Roon,
un projet de réorganisation militaire. C'est
le point de départ d'un conflit entre le gou-
vernement et le Parlement qui durera jus-
• ju'en 1866, jusqu'à Sadowa. Mais, pour bien
comprendre ce conflit, il faut dire tout d'a-
bord un mot delà constitution politique prus-
sienne d'alors.
Cette constitution date de 1848. Les mi-
nistres ne dépendent que du roi. Le pouvoir
législatif est attribué également au roi et aux
deux Chambres. Ces Chambres sont : la Cham-
bre des seigneurs, composée de 60 membres
nommés par le roi et de 180 élus parmi lea
personnes possédant un certain revenu oq
certaines distinctions ; la Chambre des dépu-
tés ou Landtag, dont les élections se font à
deux degrés.
230 1870
Donc, en février 1860, Roon présente de-
vant la Chambre des députés un projet de
réorganisation militaire. Ce projet prévoyait
entre autres la création de plus de cinquante
régiments nouveaux. Pour cet accroisse-
ment du contingent une somme annuelle de
neuf millions et demi de thalers était néces-
saire. Devant l'opposition de la commission
et du parlement, Roon retire son projet.
Mais ce retrait n'est qu'une ruse de guerre.
Roon compte bien arriver à ses fins, mais
par des voies détournées. Il fait réclamer en
effet, par son collègue des finances, les mil-
lions dont il a besoin. Cette demande est pré-
sentée comme une demande faite une fois
pour toutes, pour « compléter les mesures
nécessaires au perfectionnement de l'état de
mobilisation », bref, comme un crédit ex-
traordinaire qu'il n'y aura pas à renouveler.
Sous cette forme le crédit est accordé. C'est
tout ce que Roon souhaitait. Une fois les mil-
lions en mains, il crée les nouveaux régi-
ments qu'il avait en vain réclamés à laCham-
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE L*ARMÉE 237
l»re. C'est bien. La Chambre est jouée pour
rette année-là. Mais les années qui suivront,
quel argent pourra être affecté à ces nouveaux
régiments? On verra ! Le principal, pour l'ins-
tant, était de faire la réforme. Or, il n'y avait
pas d'autre moyen de la faire. Parlant de la
ruse employée par Roon, un des familiers
de Bismarck, Robert de Keudell, écrit en
effet : « Sans cet habile artifice, il est proba-
ble qu'on n'eût pu exécuter, vu l'état de l'o-
pinion publique, la réforme indispensable en
vue de la lutte suprême, dont l'Allemagne
devait être le prix. »
Devant l'emploi que Roon fait du crédit
accordé, les parlementaires ne peuvent pas
ne pas s'apercevoir qu'ils sont joués : « Nous
sommes dupés, s'écrient-ils ; au lieu des or-
ganisations provisoires, pour lesquelles on a
voté l'argent, on en a créé d'immuables. Cette
mesure produira d'intolérables augmenta-
tions d'impôts. » La réponse des électeurs
ne se fait pas attendre. Dans deux ballotta-
ges, à la place de ÛDéraux-modcrés, ce sont
^38 1870
deux chefs de rextrôme-gauche qui passent.
En janvier 1861, Frédéric-Guillaume IV
meurt. Guillaume I*' monte sur le trône. La
Chambre doit être renouvelée en automne.
Un parti se forme qui réclame : réduction du
contingent, service de deux ans, diminution
des impôts, etc. Gomme de raison c'est ce
parti qui triomphe. Il ne reste plus à la Cham-
bre que vingt-cinq conservateurs.
En janvier 1862, le ministère présente à la
Chambre un budget où figurent les crédits
nécessaires à Tentretien des nouTeaux régi-
ments. La Chambre n'eût certes pas voté ces
crédits. Bien loin, en efTet, d'accepter une
augmentation des charges militaires, elle ré-
clame le service de deux ans. Mais le bud-
get ne vient pas en discussion. Un député
propose, en effet, que le budget soit voté
par chapitres spéciaux. C'était pour pouvoir
mieux éplucher le budget de la guerre. Le
ministère refuse. La proposition néanmoins
est votée. Le ministère donne alors sa démis-
sion. Tous les ministres libéraux se retirent
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE L*AnMf.E 239
et le roi les remplace par des conservateurs.
La Chambre est dissoute le 11 mars. *
Aux élections de mai, les conservateurs
sont réduits à onze. Aucun des membres du
cabinet n*est élu.
Le budget de 1862 n'était toujours pas
voté. Le gouvernement présente donc à la
fois les budgets de 1862 et 1863 où figurent
toujours les fameux crédits qui se trouvaient
d'ailleurs en grande partie déjà engagés. Le
23 septembre, par 273 voix contre 68, la Cham-
bre les raye du budget. Le budget ainsi mu-
tilé est approuvé par 308 voix contre 11.
Le vote était prévu par le gouvernement.
Aussi, les jours précédents, le roi avait-il
pensé à abdiquer. La réorganisation de l'ar-
mée lui paraissait indispensable pour le salut
de son pays. Or il se heurtait à l'hostilité
inébranlable, contre cette réorganisation, des
électeurs et du Parlement.
Mais, avant de prendre une si grave déci-
sion, Guillaume I" veut encore faire une ten-
tative, et il aDDclle Bismarck, dont il avait
240 1870
été à même de juger la fermeté de caractère
dans différentes missions qu'il lui avait con-
fiées. Bismarck arrive à Berlin le 20 septem-
bre, est reçu par le roi le 22. Dans ses Pen-
sées el Souvenirs * il raconte ainsi son entre-
vue : « La silualion ne ni appariai clairemenl
que lorsque Sa Majesté l'eut à peu près préci-
sée^ dans les termes suivants : « Je ne veux pas
gouverner, si je ne suis pas en état de le faire
comme je peux en répondre devant Dieu, de-
vant ma conscience et devant mes sujets. Or,
je ne le puis pas, si je dois gouverner d'*iprès
la volonté de la majorité actuelle du Landtag,
et je ne trouve plus de ministres qui soient
disposés à diriger mon gouvernement sans
se soumettre, eux et moi, à la majorité par-
lementaire. Aussi me suis-je décidé à aban-
donner le pouvoir et j'ai déjà préparé mon acte
d'abdication motivé par les raisons que j'ai
indiquées. » ...S'a Majesté conclut en répé-
tant qu'elle ne pouvait gouverner sans des mi-
nistres capables de faire prédominer ses vues,
1. Tome I, p. 338 à 310.
Le t^Ahi.r.sitsisi PRUSSIEN CONTRE l'aAMÉE 241
Je répliquai que Sa Majesté savait déjà
îepuis le mois de mai que j^ étais prêt à en-
trer dans le ministère ; j'étais certain que
Roon avec moi resterait auprès de luiy et je
ne doutais pas qu'on ne réussit à compléter
le cabinet dans le cas où d'autres membres
seraient amenés à se retirer par suite de ma
nomination. Après que nous eûmes débattu
cette question et pesé le pour et le contre, le
roi me demanda si j'étais prêt à soutenir,
comme ministre^ la réorganisation de l'ar-
mée et, sur mon affirmation, il me posa cette
seconde question : si je le ferais même contre
la majorité du Landtag et ses décisions ? Sur
ma promesse, il déclara finalement : « Alors
c'est mon devoir de tenter avec vous la con-
tinuation de la lutte et je n'abdique pas. »
Dans la conversation qui suivit, le roi mon-
tra à Bismarck un programme qui « remplis-
sait huit pages in-folio », envisageait toutes
les éventualités de la politique et entrait dans
une foule de détails. Bismarck amène le roi
à brûler ce programme : « Je réussis à lui
Montesquiou, 1870. 16
242 1870
persuader, écrit-il, qu'il ne s'agissait pas
pour lui de choisir entre un système conser-
vateur ou libéral, mais entre un gouverne-
ment monarchique et le régime parlementaire^
et qu'il fallait écarter ce dernier à tout prix,
et même par une période de dictature. Je
dis : « Dans cette situation, même si Votre
« Majesté devait me commander des choses
« que je n'estimerais pas opportunes, je lui
« exposerais franchement mon opinion; mais
« si, finalement, elle persistait dans la sienne,
« j'aimerais mieux périr avec le roi que d'à-
« bandonner Votre Majesté dans la lutte con-
« tre le parlementarisme. »
Ceci, comme nous l'avons dit, se passait
le 22 septembre. Le 23, c'était le rejet, dont
nous avons parlé, des crédits militaires par
la Chambre. Le môme jour était publiée la
nomination de Bismarck comme ministre
d'Etat et président intérimaire du cabinet.
La lutte contre les parlementaires sur la
question de Tarmée allait se faire encore
plus ardente. Elle devait se terminer en 1866
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE L*ARMÉE 243
par la victoire de Bismarck, de la monarchie
'^t de la nation prussienne.
Bismarck conlre le Parlement
Donc le 23 septembre 1862, en réponse au
vote de la Chambre refusant les crédits né-
cessaires à Tarmée par 308 voix contre 11,
le roi nomme Bismarck ministre d'État et
président intérimaire du cabinet.
Le 10 octobre 1862, la Chambre des sei-
gneurs repousse le budget mutilé, voté par
le Landtag, et adopte celui présenté par le
ministère. 11 en sera ainsi pendant quatre
ans. La Chambre des députés retranchera du
budget les millions nécessaires à Tentretien
des nouveaux régiments. La Chambre des
seigneurs les rétablira. Bismarck prélèvera
les impôts comme si le budget était réguliè-
rement voté. Il contestera d'ailleurs qu'agir
ainsi est violer la Constitution. Sa thèse est
celle-ci : d'après la Constitution, pour le
2U 1870
vote du budget, comme pour toute loi, il
faut l'accord du roi et des deux Chambres.
Si cet accord est impossible à établir, que
prescrit la Constitution ? Elle est muette sur
ce point. Il n'y a donc qu'un moyen d'empê-
cher la machine gouvernementale de s'arrê-
ter, c'est de gouverner avec le dernier bud-
get voté régulièrement. Bismarck parlait
ainsi parce que dans ce dernier budget figu-
raient les crédits militaires dont il avait be-
soin. Comme je l'ai exposé précédemment,
ces crédits avaient été, en effet, votés par
surprise en 1860 et comme crédits extraor-
dinaires. Avec sa thèse, Bismarck les a
ainsi, malgré la Chambre, maintenus dans
le budget pendant toute la période du conflit
entre le gouvernement et le Parlement.
Cette thèse, le roi la résuma dans un dis-
cours prononcé le 2 janvier 1863. Il dit :
« La Chambre des députés a fait usage de
son droit et réduit te budget, La Chambre
dna seigneurs a fait usage de son droit et re^
poussé en bloc le budget réduit. Que prescrit
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE L'ARMÉE 245
la Constitution en pareil cas ? Rien ! Puisque^
comme je fai montré plus haut^ la Chambre
des députés a usé de son droit pour anéantir
l'armée et le paijs^ il m'a fallu, à cause de ce
(( Rien » suppléer à la lacune et en bon père
de famille continuer à diriger la maison,
quitte à rendre les comptes plus tard, »
Nommé ministre le 23 septembre 1862,
Bismarck se présente pour la première fois
à la Chambre le 29 du même mois. Le len-
demain, la Chambre approuve une résolution,
manifestement dirigée contre le nouveau mi-
nistre et ainsi libellée : « 11 est contraire à
la Constitution que le gouvernement du roi
ordonne une dépense qui a été rejetée défini-
tivement et expressément par la Chambre
des députés. » Au cours de la discussion
avec la commission du budget, Bismarck
prononça une phrase qui eut un grand re-
tentissement :
2V0 1870
« U unité de V Allemagne, déclara-t-il, ne
sera pas obtenue par des parlolles parlemen-
taires^ mais par le fer et le sang. » Roon lui-
môme trouva ces paroles imprudentes et fut
mécontent. Guillaume I" était en voyage
avec la reine et le prince Frédéric-Guil-
laume, tous deux alors hostiles à Bismarck.
Inquiet de l'effet que son discours a pu pro-
duire sur le roi, Bismarck va l'attendre dans
une petite gare et monte dans son wagon au
passage du train. Dans ses Pensées el
Souvenirs \ Bismarck raconte ainsi son en-
trevue : « J*eus quelque peine à découvrir le
wagon où le roi se trouvait seul dans un sim-
pie compartiment de première classe. Encore
sous r impression de f entrevue avec sa femme,
il était complètement déprimé, et lorsque je
lui demandai la permission de lui exposer ce
qui s'était passé pendant son absence^ il mUn^
terrompit en disant : « Je prévois parfaite-
ment comment tout cela unira. Là-bas, place
1. Tome I, p. 358 à 360.
LE PARLEMENT PRl'SSIEN CONTRE L'aRMÉR 247
de rOpéra, sous mes fenêtres, on vous cou-
pera la tête à vous, et un peu plus tard à
moi. » Je devi aiy comme cela me fui plus
lard confirmé par des lémoins, que, pendant
les huil jours de son séjour à Baden, on
Vavail Iravaillé avec les variations sur le
thème Polignac, Slrafford, Louis XVL Lors-
qu'il se tut, je répondis ce simple mot : « Et
après, Sire ? — Eh bien, après, mais nous
serons morts ! » répliqua le roi. « Oui, re-
pris-je, après nous serons morts, mais il
nous faut bien mourir tôt ou tard, et pou-
vons-nous périr d'une manière plus digne ?
Moi-même je mourrai luttant pour la cause
de mon roi, et Votre Majesté en scellant de
son sang ses droits royaux à lui conférés
par Dieu ; que ce soit sur Véchafaud ou
sur le champ de bataille, cela ne changera
rien à ce fait honorable que nous aurons ris-
qué glorieusement notre vie et notre personne
pour défendre les droits octroyés par la
grâce de Dieu. Votre Majesté ne doit pas
penser à Louis XVI ; il a vécu et il est mort
2^8 1870
en montrant de la faiblesse^ et ce n'est pas
une [belle figure dans rhisloire. Mais Char-
les /" ne restera-t'il pas toujours une au-
guste figure héroïque, lorsque, après avoir
tiré répéepour son droit et perdu la bataille,
il resta inflexible, scellant de son sang l'idée
quil avait de ses droits royaux? Votre Ma-
jesté est dans la nécessité de lutter. Vous ne
pouvez pas capituler, vous devez vous oppo-
ser à la violence qui vous est faite, dût votre
personne être en danger.
Plus je parlais dans ce sens, continue
Bismarck, plus le roi s'animait et entrait
d'esprit dans le rôle de l'officier combattant
pour la monarchie et la patrie. Il offraity
développé au plus haut degré, le type idéal
de V officier prussien : dans le service il mar^
che à une mort certaine, sans regrets, sans
crainte,,, ; par contre, quand il doit agir
sous sa propre responsabilité, il redoute les
critiques de son supérieur et du monde plus
que la mort.,. Jusqu'ici le roi s'était borné à
se demander pendant son voijage s'il pour-
LE PARLE-NfENT PRUSSIEN CONTRE i/aRMÉE 249
rail, dans la voie où il s'engageail avec moi^
affronler la crilique supérieure de sa femme
et Vopinion publique en Prusse, Mainle-
nanl... il redevenait avant tout militaire et
envisageait sa situation comme étant celle
dun officier chargé de défendre jusqu'à la
mort le poste qui lui est assigné^ advienne
que pourra. Il se trouvait ainsi remis dans
la voie qui répondait à toutes ses habitudes
d'esprit et en quelques minutes il retrouva
l'assurance qu'on lui avait fait perdre à Ba-
de n et même sa gaité, »
*
Le 7 octobre 1862, les députés, par251 voix
contre 36, votèrent un ordre du jour procla-
mant à nouveau l'illégalité des dépenses non
autorisées par la Chambre. Le lendemain, le
roi répondait en nommant définitivement
Bismarck président du Conseil et ministre
des Affaires étrangères. Ce môme jour,
comme je Tai dit, la Chambre des seigneurs
approuvait le budget présenté par le gouver-
250 1870
nement. Grande efTervescence à la Chambre.
A l'unanimité, le 13 octobre, les députés dé-
clarent le vote de la Chambre des seigneurs
« nul et non avenu ». Aussitôt Bismarck
prononce la clôture de la session. Dans le
message de clôture il déclare entre autres
que le gouvernement « se rendrait coupable
d'une grave méconnaissance de ses devoirs,
s'il voulait revenir sur la transformation de
l'organisation militaire, opérée en vertu de
crédits votés antérieurement par la repré-
sentation nationale ».
Les Chambres se réunirent à nouveau le
14 janvier 1863. Le président du Landtag
donna connaissance à ses collègues de
194 pétitions signées de plus de deux cent
mille électeurs approuvant l'attitude de la
Chambre. Une adresse fut envoyée au roi,
où il était dit : « La dernière session a été
close sans que le budget de 1862 ail été ré-
gulièrement établi et voté. Le projet de bud-
get pour 1863 a été retiré^ et r invitation
adressée au gouvernement de le présenter en
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE l'ARMÉE 251
lemps opportun es! demeurée sans résultai.
Cependant, le ministre n'a pas craint de dis-
poser des fonds publics pour des dépenses
non autorisées par la Chambre ou même ex
pressément interdites par elle. Il aainsi porté
atteinte à ce qui est regardé, dans toutes les
monarchies constitutionnelles, comme le droit
le plus essentiel de la représentation natio-
nale... Vos ministres ont violé la Constitu-
tion, etc.. w
Dans la discussion, Bismarck affirma :
« Par cette adresse, sommation est faite à la
maison de Hohenzollern de transférer ses
droits constitutionnels à la majorité de cette
Chambre... La royauté prussienne n'a pas
encore rempli sa mission, elle n'est pas en-
core à point pour former la parure pure-
ment ornementale de votre édifice constitu-
tionnel, pas encore mûre pour être insérée
comme un corps mort dans le mécanisme du
régime parlementaire. »
En février, la Chambre dèclarr les minis-
tres responsables dans leur pern^nne et leur
252 1870
fortune, des dépenses anticonstitutionnelles.
Ceci vise, camme de raison, Bismarck. On
conseille à celui-ci de faire passer sa fortune
sur la tête de son frère. Il refuse. « Cette
cession, dit-il, aurait donné l'impression de
la peur et de préoccupations d'argent, ce
qui me répugnait. » Et puis, Bismarck avait
confiance en son roi. 11 y avait, il est vrai,
l'éventualité d'un changement de souverain.
Et dans ce cas, Bismarck l'avoue, une confis-
cation « n'était pas du tout impossible ».
Le 8 février, le ministre de la Guerre Roon
dépose un projet de réorganisation de l'ar-
mée, que la commission de la Chambre re-
jette. Après des débats qui n'aboutissent pas,
la session est close le 27 mai. Les Chambres
sont dissoutes en septembre sans s'être à
nouveau réunies. Les élections d'octobre ne
donnèrent que 38 députés au ministère. Pe-
tit progrès, néanmoins, puisqu'il n'y avait
que 1 1 députés gouvernementaux auparavant.
Sur ces entrefaites, par la mort du roi de
Danemark se pose la question des duchés de
LK PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE l'aRMÉE 253
Schleswig et de Holstein. Le gouvernement
prussien prévoit qu'il va avoir à intervenir.
11 demande donc en décembre, à la Chambre,
un crédit de neuf millions de thalerspour les
préparatifs militaires. Ils lui seront refusés.
Bismarck en a encore pour pli^s de deux ans
de lutte avec le Parlement.
Bismarck triomphe du Parlement
Nous sommes en décembre 1863. Le gou-
vernement prévoyant qu'il va avoir à interve-
nir dans la question des duchés de Schlesw^ig
et de Holstein, dépose, comme je viens de le
dire, une demande de crédits de neuf millions
de thalers nécessaires aux préparatifs mili-
taires. Cette demande vint en discussion en
janvier 1864. Devant la commission du bud-
get, Bismarck affirme que si les crédits sont
refusés, le gouvernement « devra les pren-
dre où il les trouvera ». Ce qui n'est pas
sans indigner la commission, hostile aux
crédits, et qui propose à la Chambre de les
25i 1870
rejeter. Dans son discours, Bismarck déclare,
entre autres : « Lorsque je suis arrivé au
poste que j'occupe, j*ai conçu l'espérance
que je pourrais trouver chez d'autres, comme
en moi, une disposition à sacrifier dans toute
circonstance l'opinion de parti aux intérêts
généraux du pays. »
— ... Mais je dois reconnaître à présent
que je me suis trompé, ajoute Bismarck. A
une attaque du comte Schwerin il répond :
« U orateur qui m'a précédé attribue au gou-
vernement comme mobile de sa façon d'agir,
la veur de la démocratie,.. Je crois que mon-
sieur r orateur me connaît depuis assez long-
temps pour savoir que je ne connais pas la
crainte de la démocratie,,. Je ne crains pas
cet adversaire, je compte le vaincre; je crois
que vous devez avoir déjà une sorte de pres^
sentiment de ma victoire, — Quand on
veut gagner votre confiance, dit encore Bis-
marck, il faut se livrer à vous d'une façon
absolue. Celte soumission n'est pas permise
à des ministres du roi de Prusse. Nous ne
LE PARLfc.Mc.M i-hi :%.'>ir..S CONTRE l'aRMÉë 255
serions plus des minisires du roi^ nous se-
rions des minisires du parlemenl, nous se-
rions vos minisires, et nous n^en viendrons
pas là, f y comple bien,,. Vos procédés sont
contraires non seulement à la Conslilulion,
mais aussi aux traditions et à r histoire ;
vous vous mettez en contradiction avec l'es-
prit du peuple de Prusse, Cet esprit' est
absolument monarchique, Dieu merci! et il
restera monarchique, malgré vos lumières,
que je nommerai la confusion des idées.,,
I ous placez le point de vue du parti au-des-
sus des intérêts de la patrie. Vous dites : la
Prusse existe selon nos idées, sinon elle pé-
rira... Si le peuple prussien sentait comme
vous, il faudrait dire tout uniment que VElal
prussien se survit à lui-même, et que le temps
est venu pour lui de céder la place à d'autres
créations historiques. Mais nous n*en sommes
jias encore là ! » Rappelant alors un mot du ^
roi Frédéric-Guillaume P' affirmant : « J'éta-
blis la souveraineté comme un rocher de
bronze », Bismarck conclut : « Ce rocher de
256 1870
bronze est encore solide aujourd'hui ; il
forme le fondement de V histoire delà Prusse^
de la gloire de la Prusse, de la Prusse
grande puissance et de la monarchie consti-
tutionnelle. Ce rocher de bronze, vous ne le
parviendrez pas à rébranler, ni par votre
union nationale, ni par votre motion d'au-
jourd'hui, ni par votre liberum veto! »
Ce même jour (22 janvier), par 275 voix
contre 51, la Chambre refuse les crédits mi-
litaires. Le 25 janvier, elle déclare inconsti-
tutionnel le budget voté par la Chambre des
seigneurs, et qui était celui proposé par le
gouvernement. De plus, elle refuse de mettre
même en délibération le projet de loi sur
l'armée présenté par le ministre delà Guerre.
Aussitôt, Bismarck, en réponse, prononce la
clôture de la session.
Quelques jours plus tard, c'est la mobili-
sation et la guerre contre le Danemark, qui
se termine par un armistice signé le 2 août.
Mais les résultats de cette guerre, heureux
pour la Prusse, ne désarment pas le Parle-
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE L'ARMÉE 257
ment. En février 1865, les députés repous-
sent par 258 voix contre 33 le projet de loi
de réforme de l'armée qui leur est présenté,
et qui était d'ailleurs identique à celui qu'ils
vaient rejeté l'année précédente. Les millions
nécessaires à l'entretien des nouveaux régi-
ments sont encore une fois retranchés du
budget. Des crédits extraordinaires deman-
dés pour la marine sont refusés. Le 13 juin,
la Chambre déclare illégales les dépenses
occasionnées par la guerre danoise et que le
gouvernement avait engagées sans son assen-
timent.
S'appuyant sur son roi et sur la Chambre
des seigneurs, Bismarck continue à ne pas
tenir compte des votes de la Chambre des
députés. Le 17 juin, il clôt la session.
Le Parlement se réunit à nouveau, le
15 janvier 1866. Le fameux budget, cause
primordiale du conflit, est déposé par le gou-
vernement, le 19 janvier. La Chambre se met
à le discuter et s'apprête comme de raison à
le repousser, comme elle l'a fait les années
Montesquiou. 1870. 17
258 1870
précédentes. Bismarck trouve inutile d'atten-
dre ce vote de rejet et, prenant les devants,
il clôt la session le 22 février. Le 7 mai, Bis-
marck échappe à un attentat. Deux jours
après, le roi dissout la Chambre des députés.
Les nouvelles élections se firent le 3 juil-
let, le jour môme de la bataille de Sadowa.
Le ministère fut encore mis en minorité. Mais
c'était une minorité importante, en compa-
raison des scrutins précédents, puisqu'une
centaine de députés gouvernementaux furent
élus. Si les élections avaient eu lieu quelques
jours plus tard, les nouvelles de la victoire
sur FAutriche une fois connues, c'eût été la
victoire sur le terrain électoral également
assurée. Quand, en effet, le roi et Bismarck
rentrèrent le 4 août, à Berlin, ils furent reçus
en triomphateurs qu'ils étaient.
Le lendemain, le roi ouvrit la session par-
lementaire. Son message invitait à une ré-
conciliation entre la Chambre et la Couronne.
« Dans les dernières années^ tj élaiî-U dil^ le
budget n'a pu être fixé d'accord avec la re-
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE l'aRMÉE 259
présenialion nationale. Les dépenses publi-
ques faites pendant cette période manquent
donc de base légale... Si mon gouvernement
a néanmoins géré les affaires de l'Etat, il ne
Va fait qu après un examen scrupuleux et
dans la conviction que le maintien de Vadmi-
nistration, de l'armée et des inslilutions pu-
bliques était une nécessité d'existence pour la
monarchie... J*ai confiance que les derniers
événements contribueront à amener une en-
tente pour laquelle il est indispensable que le
bill d'indemnité demandé à la représentation
du pays^ pour la gestion sans budget légal^
soit accordé volontiers. »
Les débats sur le bill s'engagèrent au com-
mencement de septembre. Dans son discours,
Bismarck déclara : « Dans les dernières an-
nées, nous avons, des deux côtés, défendu
notre point de vue avec plus ou moins d*â-
preté ou de bienveillance ; personne n'a réussi
à convaincre l'autre. Chacunacru bien faire,
en agissant comme il l'a fait. Même en ma-
tière d'affaires étrangères, une paix se con-
260 1870
clurail malaisément^ si Von exigeait^ comme
condilion préalable, que Vune des parties
avouai d'avance : je le reconnais maintenant^
j*ai mal agi.
« Nous souhaitons l'apaisement, non parce
que nous sommes hors de combat; au con-
traire, le courant nous serait plus favorable
qu'il y a quelques années; pas non plus pour
esquiver une accusation dans l'avenir; car je
ne crois pas qu'on nous accuse, je ne crois
pas que, si cela se fait, on nous condamne.
On a fait beaucoup de reproches au minis-
tère, mais celui de la timidité serait nouveau.
Nous désirons la paix parce que le pays en
a besoin, en ce moment plus qu'auparavant,
parce que nous espérons la trouver mainte-
nant ; nous l'aurions cherchée plus tôt, st
nous avions espéré la trouver plus tôt, »
Le ton contrastait avec le cri de guerre
jeté au parlement, dans les années précéden-
tes. Aussi déplut-il à Textrème-droite. Mais
Bismarck était moins intransigeant que cer-
tains de ses partisans, comme cela arrive
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE l'àRMÉE 261
d'ailleurs souvent. Bismarck voulait attein-
dre un but déterminé ; il en saisissait les
moyens, divers suivant les circonstances. Il
avait senti jusqu'alors le parlement irréduc-
tible ; il l'avait fait plier sous la force. Il le
voyait maintenant prêt à se rendre ; il lui
faisait des avances, pour vivre ensuite en
paix avec lui.
Le bill ainsi conçu : « Le gouvernement
reçoit indemnité pour l'absence du budget
légal depuis 1862 » fut voté par 230 voix
contre 75. C'était la fin de la lutte. Les évé-
nements avaient justifié l'attitude de Bis-
marck. Ils avaient montré qu'en se passant
de l'assentiment de la Chambre pour réorga-
niser l'armée, Bismarck avait agi pour le
salut de son pays. Pendant quatre ans, il
avait combattu contre l'opinion, contre les
électeurs, contre les députés. A présent, opi-
nion, électeurs, députés l'acclamaient.
Dorénavant, Bismarck aura bien encore
quelques difficultés avec le Parlement, mais
il en obtiendra néanmoins ce qu'il voudra.
2«2 1870
11 pourra préparer la guerre contre la France
sans avoir à recourir aux luttes antérieures.
En juin 1867, Bismarck vint avec Guil-
laume 1" à Paris. Napoléon III, — raconte-
t-on, — dans un entretien qu'il eut avec
Bismarck, « lui exposa ses projets d'empire
libéral et le consulta sur leur opportunité.
Bismarck les approuva fort ». M. Paul Mat-
ter qui rapporte cette anecdote d'après les
mémoires d'un Allemand nommé Meding,
déclare qu'il faut accepter ce récit « avec la
réserve de rigueur ». C'est entendu. Mais si
vraiment Napoléon a exposé ses projets «"i
Bismarck, je suis bien certain que celui-ci
les aura fort approuvés. Que l'empereur aban-
donnât une part de plus en plus grande du
gouvernement à l'opinion, aux électeurs, au
Parlement, rien ne pouvait mieux faciliter la
tâche que Bismarck s'était assignée. Ce que
les élections, ce que le parlementarisme va-
laient au point de vue défense nationale, il
venait, en effet, de l'expérimenter. Bismarck
avait triomphé de cet obstacle. Mais pour-
LE PARLEMENT PRUSSIEN CONTRE l'ARMÉE 263
quoi ? Parce qu'il s'appuyait sur Tinstitulion
monarchique, parce qu'il avait au-dessus de
lui un roi pour le défendre et le soutenir.
Sous un véritable régime parlementaire,
malgré toute sa fermeté de caractère, Bis-
marck n'eût pu lutter. Au premier vote contre
lui, il se fût effondré.
C'est à un adversaire de la monarchie en
France que j'emprunterai la conclusion de
toute cette période que je viens de résumer
de l'histoire de la Prusse. Dans un petit livre
intitulé Trois Empereurs d'Allemagne, par-
lant de celui qui devait être Guillaume I®*,
M. Lavisse écrit : « Le Prince arrêlaun plan
de réforme qui allait à doubler exactement
les forces militaires de son pays. Devenu roi^
il Vexécula, en dépit de son parlement, au
péril de sa couronne et de sa vie. C'est pour
cela qu'il y a aujourd'hui un empire d'Aile-
magne. »
CHAPITRE II
LA REFORME
MILITAIRE PRUSSIENNE
EN 1860
Malgré le Landtag prussien, entre 1860 et
1866, le roi et son ministre réorganisent donc
l'armée. C'est de cette réorganisation con-
çue par Guillaume P' en 1860, accomplie
dans les années qui suivent, qu'est sortie
l'armée qui fut victorieuse en 1866 et en
1870. Peut-être est-il intéressant de savoir
quelle était exactement cette réorganisation
que le roi jugeait nécessaire, que l'opinion
publique, les électeurs, les députés rejetaient,
266 1870
et qui forgea l'instrument de notre défaite *.
En 1860, l'armée prussienne se trouvait
encore régie par les lois de 1814 et 1815
De 1814 à 1860, la population de la Prusse
s'était accrue de 10 millions à 18 millions.
Or TefFectif incorporé chaque année était
resté le même : 40.000 hommes. 11 en résul-
tait qu'en 1860, plus d'un tiers du contin-
gent s'était trouvé dispensé de tout service.
Première réforme voulue par le roi : incor-
porer le contingent en son entier.
D'après la loi de 1814, la durée du service
était de trois ans dans l'armée active, deux
ans dans la réserve. Après quoi, on entrait
dans la landwehr : sept ans dans le premier
ban de la landwehr, sept ans dans le second
ban. Les réservistes étaient astreints, chaque
année, à une période d'exercices de quelques
semaines. Les landwehriens du premier ban
1. Les détails qui suivent sont puisés dans un rap*
port du colonel Stofîel (Rapports militaires écrits de
Berlin, 1866-1870 : rapport de novembre 1866), et
dans Bismarck et sa famille do M. de Keudell.
LA RÉFORME IflLITAIRE PRUSSIENNE 267
étaient convoqués huit jours, tous les quatre
ans.
L'armée permanente et le premier ban de
la landwehr constituaient ensemble Tarmée
active. Le second ban était destiné à garder
les places de l'intérieur.
Le premier ban de la landwehr représen-
tait environ la moitié de l'armée active. Cha-
que brigade de Tarmée de campagne mobi-
lisée comprenait : un régiment de l'armée
permanente, un régiment de landwehriens.
Impossibilité donc, comme le fait remarquer
le colonel Stoffel, de former, au besoin, des
corps de troupes solides oii la landwehr
n'entrerait pas.
« Les auteurs du système, écrit le colonel
Stoffel, crurent avoir ainsi résolu le problème
de la meilleure organisation militaire pour
la Prusse. On avait une armée peu coûteuse
en temps de paix, mais nombreuse en temps
de guerre. Quels sont les caractères distinc-
tifs de cette organisation ? L'armée perma-
nente n'y représente pas une force militaire
208 1870
indépendante, pouvant agir en première ligne.
Trop faible numériquement pour remplir ce
rôle, puisqu'elle ne s'élève, les réserves com-
prises, qu'à 190.000 hommes, elle n'acquiert
l'effectif nécessaire pour entrer en campagne
que par sa réunion avec 170.000 hommes de
landwehr qui, formés par régiments embri-
gadés avec ceux de la ligne, constituent,
comme on voit, presque la moitié de la force
totale. L'armée permanente n'avait donc ré-
ellement qu'un but, celui de servir d'école
d'instruction à la nation, autrement dit, de
former la landwehr. »
« Les vices de cette organisation, continue
le colonel Stoffel, sont si évidents, qu'on se
demande comment elle a pu durer quarante-
cinq ans. Ils se révélèrent de la façon la plus
déplorable pendant les campagnes de 1818
et de 1819 et lors des mobilisations de 1850
et 1859. Le vice capital résultait de l'obliga-
tion d'appeler et d'embrigader dans l'armée,
au moment d'une guerre, 170.000 hommes
de landwehr. L'expérience démontra qu'en
LA RÉFORME MILITAIRE PRUSSIENNE 2G9
raison des pertes de toute sorte, il fallait,
pour se procurer ce nombre, prendre les
landwehriens des sept années du premier
ban (ceux de 25 à 32 ans). Comment pou-
voir compter, à la guerre, sur des gens qui
avaient quitté le service, les uns depuis
deux ans, les autres depuis trois, les derniers
depuis neuf ans, et dont la moitié étaient ma-
riés...
« Aussi les hommes de la landwehr ne ré-
pondirent à l'appel, en 1848, 1850 et 1859,
qu'avec un extrême mécontentement. Les
scènes les plus déplorables eurent lieu, des
actes de désobéissance formelle se produisi-
rent, môme devant l'ennemi. Quant à celles
des troupes de landwehr qui restèrent fidèles
à l'honneur, elles se montrèrent d'une insuf-
fisance complète. »
En conséquence, seconde réforme voulue
par Guillaume I^' : changement d'affectation
de la landwehr. La landwehr s'est montrée
insuffisante en campagne. Le roi veut des
troupes de campagne qui ne soient formées
270 4870
que de Tarmée permanente et de sa réserve,
et où la landwehr ne figurera pas. Pour at-
teindre à TefTectif jugé nécessaire, il incor-
pore, comme nous l'avons dit, tout le contin-
gent (63.000 hommes en 1860, au lieu de
40.000, chiffre des années précédentes). 11
porte de deux à quatre les années de réserve.
Après quoi, on entre comme autrefois dans
la landwehr. Mais la landwehr n'est plus
destinée, en son entier, qu'à garderies places
intérieures.
Telle est la réforme que le roi accomplit,
malgré l'opposition du Landtag. Maintien de
la landwehr et réduction du service de deux
ans, c'est le programme que les députés op-
posent aux projets du roi, et autour duquel
ils ameutent les électeurs. Certain que le
projet du roi sera repoussé, le ministre de la
Guerre de Roon le retire (mai 1860). C'est
alors qu' « on eut l'idée, au ministère, qu'on
n'avait nullement besoin d'une loi nouvelle
pour créer de nouveaux régiments, et qu'il
suffisait d'obtenir un crédit ; les plus-values
LA REFORME MILITAIRE PRUSSIENNE 271
du dernier exercice faciliteraient l'obtention
de ce crédit » [Keudell).
J'ai raconté comment le ministère obtint
ce crédit comme « dépense extraordinaire
une fois faite », comment une fois en posses-
sion de ce crédit, il créa les nouveaux régi-
ments, et comment il maintint ce crédit dans
les budgets suivants, malgré les votes con-
traires de la Chambre.
La landwehr ainsi constituée tout entière
en armée de seconde ligne, pour avoir été
reconnue insuffisante en campagne, repré-
sentait pourtant encore une force qui avait
sa valeur. Elle était formée, en effet, uni-
quement de soldats exercés par trois ans
d'activité, quatre ans de réserve. On ne pou-
vait donc en rien lui comparer cette garde
mobile que la loi de 1868 prétendait organi-
ser en France. C'est sur quoi, dans un de
ses rapports (du 12 août 1869), le colonel
27i 1870
Stoffel attire Tattention du gouvernement
français. « La landwehr, écrit-il, n*est pas,
comme tant de personnes le croient en France,
une sorte de garde nationale, à Tinstar de la
nôtre... Les hommes de landwehr sont tous
des soldats faits qui, après avoir servi trois
ans sous les drapeaux et y avoir acquis l'es-
prit militaire, la discipline, l'instruction solide
que la Prusse sait donner à ses troupes, ont
ensuite passé quatre années dans leurs foyers,
pendant lesquelles on a eu soin de confirmer
et d'entretenir toutes ces qualités acquises...
D'après cela, comment vouloir comparer à la
landwehr notre garde nationale mobile, for-
mée de jeunes gens que la loi elle-même, par
une clause impraticable, place dans l'impos-
sibilité d'apprendre ni exercices, ni manœu-
vres, ou dont on prétend improviser l'ins-
truction pendant la guerre même ! »
On sait que cette clause qui rendait tout
exercice impossible était celle qui avait été
ajoutée par la commission de la Chambre et
qui interdisait toute convocation de la «arde
TA RÉFORME MltlTAlRE PRUSSIENÎfB 273
mobile, entraînant un déplacement de plus
d'une journée. Le projet Niel primitif pré-
voyait des exercices de huit à quinze jours.
Mais, pariant de cet article ajouté par les
députés, le colonel Stoffel ajoute : « Vint-on
d'ailleurs à le modifier en prescrivant que le
déplacement des jeunes gens pourra durer
huit ou quinze jours, par exemple, au lieu
d'un jour\ qu'il serait tout aussi faux de vou-
loir comparer en quoi que ce soit la garde
mobile et la landwehr prussienne. 11 est donc
triste de penser que de pareilles comparai-
sons soient faites en France, ouvertement,
officiellement même, et qu'en allant jusqu'à
dire que la garde nationale mobile constituera
une force redoutable l'emportant sur la land-
wehr prussienne, on se trompe soi-même,
tout en trompant le public, qu'il importerait
tant d'éclairer sur ces graves questions. »
Sur ce point encore, le gouvernement im-
périal a donc été averti. Il a été averti que là
garde nationale mobile, l'armée de seconde
ligne qu'il projetait, ne pourrait jamais avoir
Montesquiou, 1870. 18
Ï74 1870
la valeur de l'armée de seconde ligne prus-
sienne. Sur ce point encore, le gouvernement
impérial a affiché de Toptimisme. L'opéra-
tion du plébiscite approchait. Pour qu'elle
réussît, il importait que les électeurs fussent
rassurés sur les mesures de défense nationale
prises par le gouvernement qu'ils allaient
être appelés à sanctionner. En somme la
tactique de l'Empire a été celle-ci : sacrifier
les forces militaires aux visées électorales.
Et, en môme temps, afin de conserver Ja con-
fiance des électeurs, leur assurer que notre
armée était magnifique. Cette politique ne
pouvait finir autrement qu'elle n'a fini : par
le désastre.
CHAPITRE III
LA RÉPUBLIQUE DE BISMARCK
Nous avons vu pourquoi nous avons subi
îa défaite. Mais pourquoi depuis quarante-
quatre ans n*avons-nous pas pu nous relever
et prendre notre revanche? Pour en signaler
la cause, il suffit de prononcer un mot, le
mot de République,
Ici encore Bismarck a calculé juste.
Comme Marie de Roux Ta démontré \ Bis-
marck, en effet, a voulu la République en
France et il a aidé à Tinstallation au pouvoir
du parti républicain.
Pourquoi Bismarck a-t-il voulu la Répu-
1. La. République de Bismûrcki 1 vol. (Nouvelle
librairie nationale, édit., Paris).
270 1870
blique en France ? Oh 1 ce n'est pas pour le
bien de notre pays. Si Bismarck se place,
d'une façon abstraite, au point de vue du
bien de la France, ce n'est pas alors la Ré-
publique qu'il nous souhaite. Dans son ou-
vrage, Bismarck el la France^ Jacques Bain-
ville relate, d'après le Correspondant du
10 mars 1905, une conversation entre Mgr
Vallet et le chancelier allemand. Cette conver-
sation a eu lieu en 1 879, à Gastein. « Bismarck,
parlant de choses et d'autres, de l'état de
l'Europe, des tendances de l'Allemagne, de
l'avenir de la France, déclara tout à coup,
avec cette brusquerie qui lui était propre, à
son interlocuteur qui venait de prononcer le
nom de la République : Pour faire quelque
chose^ la France a besoin d'un gouvernement
stable : il lui faut une monarchie,.. A/o/, si
j'étais français, Je serais carliste. — Car-
liste, pour le comte de Chambord. — Oui,
oui, c'est ce que je veux dire : légitimiste. Il
faut toujours défendre la monarchie légi-
time. »
LA RÉPUBLIQUE DE BISMARCK 277
Moi, si j'étais français, déclarait Bis-
marck : mais il était allemand, et alors comme
allemand il est républicain en France. Bis-
marck, écrit de Roux, « souhaite la Républi-
que à la France comme un fléau à un en-
nemi, » Entendons bien. Ce n'est pas que
Bismarck attende du régime ou du parti ré-
publicain une complaisance, volontaire, à
l'égard de l'empire allemand. « Mais, dit fort
bien de Roux, il compte sur les consé^
quences enfermées dans la définition même
de la République^ sur le vice propre des ins^
titutionSy sur V incurable mal du régime des
partis qui rend impossible « Vunion inté-
rieure », sur V impuissance constitutionnelle
dune démocratie parlementaire à avoir une
diplomatie digne de ce nom» » Écoutez d'ail-
leurs M"* Adam, qui a pourtant, elle, pen-
dant longtemps fermement cru en la Répu-
blique. Ceci se rapporte à l'année 1877 :
« Bismarck croit avoir intérêt à nous donner
la République, puisqu'il a par là la possibilité
de désarmer la défense nationale, La politi-
278 1870
que des « résultais immédials », la voilà!
Bismarck^ je Vai entendu de la bouche de
Gambetta, veut la République en France. Je
sais que le chancelier de fer a brisé d'Arnim^
parce que celui-ci travaillait au retour de la
Monarchie^ avec les gens du 24 mai, Bis-
marck est logique : il vient aux républicains
anticléricaux qui feront^ il n'en doute pas^
la besogne qu'il a faite si mal avec son Kul-
turkampf. Et puis, il juge^ d'autre part ^ que
les républiques en ce siècle sont des gouver-
nements de paix extérieure et de luttes inté-
rieures qui passionnent les partis et les neu-
tralisent, »
Cependant, M"® Adam, dans son patrio-
tisme, s'inquiète à cette époque des intrigues
qu'elle voit meneràGambetta avec Bismarck,
par rintermédiaire de Haenckel de Donners-
marck. Elle exprime alors son inquiétude à
Gambetta. Je vous croyais d'abord répu-
blicaine^ lui réplique celui-ci. 11 entendait
par là : je croyais que vous étiez prête à tout
accepter pour le salut de la République. Et
LA RÉPUBLIQUE DE BISMARCK 279
ceci explique tout Gambetta. Lui, il était
prêt à tout accepter, jusqu'à Tabandon de la
revanche. Il ne disait pas : France d'abord I
mais : République, avant tout ! Aussi, dans
son commentaire de la correspondance se-
crète de Gambetta et Bismarck, qui fait suite
à Tétude de de Roux, Bainville peut écrire :
« Avec ces documents, c'est le faux semblant
patriotique, dont a si longtemps vécu le
vieux parti républicain, qui est dissipé. C'est
surtout la preuve établie que le parti répu-
blicain, même animé de bonnes intentions,
n'a pu réussir qu'avec le secours ou l'inspi-
ration de l'Etranger, et n'a pas été capable
de se soustraire à l'influence étrangère, de
gouverner en vue du seul bien public, du
seul intérêt national. »
Une des parties que je signalerai particu-
lièrement de l'étude de de Roux est celle qui
a trait k la période du 16 mai. De Roux met
280 1870
en lumière Taide que, à ce moment-là, les ré-
publicains de France reçurent de Bismarck
pour vaincre la « réaction m. « La presse of-
ficieuse allemande, inspirée par Bismarck,
écrit de Roux, se fit partout un devoir de
pourvoir la presse française d'arguments
contre le cabinet de Broglie. » Le thème est
celui-ci : si les réactionnaires triomphent
dans les élections, c'est la guerre fatale entre
l'Allemagne et la France. Les républicains
développent ce thème en France. Mais l'ar-
gument n'aurait pas eu beaucoup de va-
leur s'il n'avait pu s'appuyer sur des mena-
ces venues d'Allemagne. Sous l'inspiration
de Bismarck, les journaux allemands déve-
loppent donc ce môme thème : guerre fatale
avec la victoire des réactionnaires. Et ainsi,
« les 363, écrit deRoux, purent invoquer con-
tre les candidats du Maréchal les menaces
les plus formelles de V ennemi ; ce concours
élail décisif ; ils triomphèrent. »
En résumé, Bismarck a voulu la victoire
de Gambetta et celle de son parti. Gambetta
LA RÉPUBLIQUB DE BISMARCK 281
a accepté celte aide. Voilà ce qui ressort de
tous les documents que nous apporte et que
commente de Roux.
On comprend d'ailleurs facilement que
Bismarck se soit employé à installer la Ré-
publique en France. Ce que valait, en effet,
cette forme de gouvernement, il l'avait en-
trevu en Prusse, entre 1862 et 1866. Certes, il
n'avait pas eu alors affaire à la République,
mais il avait eu affaire aux parlementaires,
ce qui est tout comme. S'appuyant sur son
roi, Bismarck avait pu se moquer, comme
nous l'avons vu, du parlement prussien,
et, malgré ce parlement, réaliser les réfor-
mes qu'il jugeait nécessaires au salut de
son pays. Mais s'il n'avait pas eu pour l'ap-
puyer cette autorité du roi, indépendante
des partis, s'il avait dû se soumettre devant
les votes des électeurs et des députés, qu'au-
rait pu Bismarck? Rien, et il est bien possi-
ble que Sadowa et Sedan se fussent alors
changés en défaites. Voilà ce que Bismarck
ne pouvait pas ne pas avoir toujours présent
282 1870
à l'esprit. En aidant à l'installation de la Ré-
publique en France, il devait donc se dire
qu'il allait répandre en grand le fléau de la
lutte des partis, de la surenchère électorale,
du sacrifice des intérêts du pays aux intérêts
parlementaires, etc., etc., bref, toute cette
peste qu'il avait vu sévir chez lui, et dont
il n'était venu à bout que grâce à cette au-
torité qui manque à notre peuple décapité : un
roi.
Fin
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES
Pages
AvANT-piopos ••••;.•••• 5
PREMIÈRE PARTIE
■i>
Chapitrb I. — Les Jaurès d*autrefois • • « • 7
Chapit&b II. — La levée en masse 21
Chapitbb III. — A la veille de la guerre ... 31
Ch.^pitrb IV. — Le Parlement et nos premières
défaites 43
Chapitrb V. — Bête comme l'Himalaya ... 51
Ch\pitrb VI. — La politique de Victor Hugo . 59
Chapitbb VII. — La responsabilité de Napo-
léon III 71
Chapitrb VIII. — Napoléon III était averti . . 82
Chapitrb IX. — La garde mobile 97
Chapitrb X. — Les effectifs en 1870 . . . . 111
Chapitrb XI. — Le ministère Oliivier et la can-
didature HohenzoUern 123
280 TABT.E DES MATIÈRES
Chapitrb XII. — Emile Ollivier en face de lui-
même 151
Chapitrb XIII.— Emile Ollivier et la demande
de garanties 161
Chapitre XIV. — Un exemple de travail parle-
mentaire (15 juillet 1870) 175
Chapitrb XV. — La politique italienne du Second
Empire 185
Chapitrb XVI. — Rome a-t-elle perdu la France? 197
SECONDE PARTIE
Chapitre I. — Le Parlement prussien contre l'ar-
mée (1860-1866) 233
Chapitre IL — La réforme militaire prussienne
en 1860 265
Chapitre III. — La République de Bismarck. . 275
MATBNMB, IMPRIXBRIB CIIARLB!
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